Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/259

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tomne, humide et gris, blanchissait à peine l’horizon. En s’approchant de Taroutino, il rencontra des soldats de cavalerie qui menaient boire leurs chevaux ; il fit arrêter sa voiture et leur demanda à quel régiment ils appartenaient. Ils faisaient partie d’une colonne qui depuis longtemps déjà aurait dû être en embuscade. « C’est peut-être une erreur, » se dit-il, mais quelques pas plus loin il vit des fantassins, les fusils en faisceaux, mangeant leur soupe. Il appela l’officier, qui lui affirma qu’aucun ordre d’attaque n’était parvenu jusqu’à eux.

« Comment ? » dit Koutouzow, mais, s’interrompant aussitôt, il fit appeler le commandant.

Pendant ce temps, il descendit de calèche, la tête inclinée, la respiration oppressée, et se mit à marcher de long en large. Lorsque arriva l’officier d’état-major Eichen, Koutouzow devint pourpre de colère, non pas qu’il eût devant lui le coupable, mais c’était quelqu’un sur qui il pouvait enfin épancher sa fureur. Haletant, tremblant de colère, arrivé au paroxysme de la rage, il se jeta sur Eichen en le menaçant du poing et en l’accablant des plus grossières injures. Un capitaine, Brozine, survenu par hasard et qui était complètement innocent, en reçut aussi sa part.

« Qu’est-ce que cette canaille-là encore ? Qu’on fusille ce misérable ! » criait Koutouzow d’une voix rauque et en gesticulant comme un forcené… Comment ! comment ! lui, le commandant en chef, auquel chacun assurait que personne jusque-là n’avait disposé d’un pouvoir pareil au sien, il allait devenir la risée de l’armée ? C’est donc en vain qu’il avait tant prié ce jour-là, tant réfléchi, tant combiné pendant sa longue veille. « Lorsque je n’étais qu’un petit officier, personne n’aurait osé se moquer ainsi de moi, pensait-il, et maintenant… » Il éprouvait la souffrance physique qu’inflige une punition corporelle, et il ne pouvait l’exprimer que par des cris de rage et de douleur. Ses forces le trahirent bientôt, il se calma, comprit qu’il avait eu tort de s’emporter ainsi, remonta dans sa calèche et s’éloigna en silence.

Cet accès de colère ne se renouvela plus, et il écouta passivement les justifications et les instances de Bennigsen, de Konovnitzine et Toll, qui cherchaient à lui démontrer la nécessité de recommencer le lendemain le même mouvement dont l’exécution venait d’être manquée. Le général en chef fut forcé d’y consentir. Quant à Yermolow, il ne reparut devant Koutouzov que le surlendemain.