Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/283

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garde donc là-bas… Ils l’ont volé à une image… Vrai Dieu ! ce sont, pour sûr, des Allemands ! Ah ! les misérables !… Ils sont tellement chargés, qu’ils en traînent la jambe !… Tiens, ils emmènent aussi un droschki… et celui-là qui s’est assis sur ses coffres !… Il mériterait d’en recevoir une bonne sur la…! Et quand on pense que cela va durer comme ça jusqu’au soir !… Vois donc, vois donc… Est-ce que ce ne sont pas les chevaux de Napoléon !… Quels chevaux ! Quelles housses !… Et ces grands chiffres et ces grandes couronnes !… Ça n’en finira pas ! »

La curiosité porta en avant tous les prisonniers, et, grâce à sa haute stature, Pierre put voir par-dessus la tête de ses compagnons ce qui excitait si vivement leur intérêt. Trois calèches, enchevêtrées entre les caissons, avançant à grand’peine serrées l’une contre l’autre, contenaient des femmes fardées et attifées de couleurs voyantes, qui criaient à tue-tête. À dater du moment où Pierre avait reconnu l’existence de cette force mystérieuse qui, à un moment donné, soumettait tous les hommes à sa terrible influence, rien ne fit plus impression sur lui, ni le cadavre enduit de suie pour amuser la populace, ni ces femmes allant Dieu sait où, ni l’incendie de Moscou. On aurait dit que son âme, se préparant à une lutte difficile, se refusait à toute émotion qui pouvait l’affaiblir. Les femmes passèrent, et, après elles, le défilé des soldats, des télègues, des fourgons, des voitures, des caissons, et encore des soldats, avec quelques femmes de loin en loin, reprit son cours de plus belle.

Pendant cette heure d’attente, Pierre, absorbé par le mouvement général, ne voyait aucun objet en particulier. Tous, hommes et chevaux, semblaient être poussés par une puissance invisible dans toutes les directions, et n’avoir qu’un désir, celui de se dépasser les uns les autres ; tous se bousculaient, se heurtaient, s’injuriaient, se montraient les poings et les dents, et, sur chaque visage, on lisait cette expression dure et résolue qui, le matin même, avait fait une si vive impression sur l’esprit de Pierre, quand il l’avait vue empreinte sur la figure du caporal.

Enfin, le chef de leur escorte parvint à faire une trouée, et gagna avec ses prisonniers la route de Kalouga. Ils marchèrent tout d’une traite et ne s’arrêtèrent qu’au coucher du soleil. Les voitures furent dételées, et les hommes se préparèrent à passer la nuit à la belle étoile, au milieu de jurons, de cris et de querelles interminables. Une voiture qui les avait suivis enfonça