Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/296

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s’accroissent d’autant ; la victoire d’Iéna et d’Auerstaedt met fin à l’existence indépendante de la Prusse ; mais qu’en 1812 les Français entrent en vainqueurs dans Moscou, et, au lieu de porter un coup mortel à l’existence de la Russie, la destruction des six cent mille hommes de leur armée en est la conséquence.

Quoi qu’on en puisse dire, il n’est pas possible de plier les faits aux exigences de l’histoire, et de soutenir en conséquence que le champ de bataille de Borodino est resté aux Russes, et qu’après l’évacuation de Moscou l’armée française a été détruite par les combats qui lui ont été livrés ! Toute la campagne de 1812, à partir de la bataille de Borodino jusqu’à la sortie du dernier Français, prouve d’abord qu’une bataille gagnée n’a pas forcément pour résultat une conquête, et n’en est même pas un indice certain, et, en second lieu, que la force, qui décide du sort des peuples, ne réside pas dans les conquérants, dans les armées et dans les batailles, mais qu’elle a une tout autre origine.

En parlant de la situation de la grande armée, les historiens français nous assurent que tout y était dans l’ordre le plus parfait, excepté toutefois la cavalerie, l’artillerie et les trains de bagages ; ils ajoutent même que le fourrage manquait pour les chevaux et le bétail, et qu’on ne pouvait remédier à cet inconvénient, parce que les paysans des alentours brûlaient leur foin pour ne pas le vendre.

Il s’ensuit donc qu’une bataille gagnée n’eut pas ses conséquences accoutumées, parce que ces mêmes paysans qui vinrent à Moscou après le départ des Français pour piller la ville, et ne faisaient certainement pas preuve en cela de sentiments héroïques, aimèrent mieux brûler leur foin que d’en fournir à l’envahisseur, malgré le prix élevé qu’il leur en offrait ! Représentons-nous pour un moment deux hommes qui vont se battre à l’épée selon toutes les lois de l’escrime, et supposons que l’un d’eux, se sentant atteint mortellement, jette là son arme pour prendre une massue, et s’en serve pour sa défense. Bien qu’il ait trouvé là le moyen le plus simple d’en arriver à ses fins, les sentiments chevaleresques dont il est animé l’obligent à dissimuler cette dérogation aux coutumes établies et à soutenir qu’il s’est battu et a vaincu selon toutes les règles…, et l’on comprendra dès lors combien il peut se produire de confusion dans le récit d’un semblable duel. Le Français c’est le duelliste qui exige que la lutte ait lieu d’une manière cour-