Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/306

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qu’ils avaient devant eux. Le gamin, les mains raidies par le froid et enfoncées dans ses poches, leva sur Denissow ses yeux effrayés, et s’embrouilla si bel et si bien, que, quoiqu’il fût prêt à dire ce qu’il savait, il se borna à répondre affirmativement à toutes les questions. Denissow se tourna vers le cosaque, auquel il fit part de ses suppositions.

« Que Dologhow vienne ou ne vienne pas, il faut attaquer, lui dit-il.

— L’endroit est bien choisi, répondit l’essaoul.

— Nous enverrons l’infanterie par le bas, du côté des marais ; elle se glissera jusqu’aux jardins ; vous arriverez de l’autre côté avec mes hussards, et alors, à un signal donné…

— On ne peut pas traverser le ravin, dit l’essaoul, il y a là une fondrière, et les chevaux s’embourberont, il faut prendre plus à gauche. »

Pendant qu’ils se concertaient ainsi à mi-voix, on entendit tout à coup éclater le coup sec d’une arme à feu, et une légère fumée blanche s’éleva dans l’air, suivie des cris d’une centaine de voix françaises. Denissow et l’essaoul firent involontairement un pas en arrière, en pensant qu’ils servaient de point de mire ; mais les coups de fusil et les cris ne s’adressaient pas à eux ; quelque chose de rouge traversait le marais en courant.

« N’est-ce pas notre Tikhone qu’on a signalé ? dit l’essaoul.

— Eh ! sans doute c’est lui… Oh ! le misérable ! s’écria Denissow.

— Il leur échappera, » répondit le cosaque.

L’homme qu’ils appelaient Tikhone se trouvait alors au bord de la rivière ; il s’y précipita la tête en avant avec une telle violence, que l’eau en rejaillit de tous côtés, et, y disparaissant pour une seconde, il en sortit tout ruisselant sur la rive opposée, et reprit sa course ; les Français qui le poursuivaient s’arrêtèrent.

« Il est adroit, il n’y a pas à dire, s’écria le cosaque.

— Oh ! l’animal ! reprit Denissow de mauvaise humeur, Qu’a-t-il donc fait jusqu’à présent ?

— Qui est-ce ? demanda Pétia.

— C’est notre plastoune[1], je l’avais envoyé prendre langue.

— Ah oui ! dit Pétia avec conviction, » quoiqu’il n’eût pas compris.

  1. Tireur.