Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/312

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que, si je reste avec vous un jour, il ne m’arrivera rien de désagréable !… Car, voyez-vous, poursuivit-il en se répondant à lui-même, on m’a dit de savoir, et alors je saurai, si vous me permettez de… d’aller là où ce sera le plus… car enfin ce n’est pas pour les récompenses, mais j’ai envie… » Et, serrant les dents et rejetant la tête en arrière, il regarda autour de lui, et fit un geste de menace.

« Là-bas où ce sera le plus… le plus quoi… répéta Denissow en souriant.

— Seulement, je vous en prie, donnez-moi un commandement, un petit commandement ; qu’est-ce que cela peut vous coûter ?… Ah ! voici mon couteau, il est à votre service, » dit-il en le tendant à un officier qui essayait de couper un morceau de mouton. L’officier le remercia et fit l’éloge de l’instrument.

« Oh ! gardez-le, je vous en prie, j’en ai plusieurs… Ah ! mon Dieu, mais j’ai tout à fait oublié, s’écria-t-il tout à coup, que j’ai du raisin sec excellent, sans pépins. Nous avons un nouveau vivandier, et il a des choses merveilleuses : je lui en ai acheté dix livres… Vous savez, je suis habitué à manger des douceurs… En voulez-vous ?… » Et Pétia courut dans l’autre pièce chercher son cosaque, et rapporta avec lui un gros panier de raisin sec.

« Prenez-en, messieurs, ne vous gênez pas !… N’auriez-vous pas besoin d’une cafetière ? J’en ai acheté une parfaite chez le vivandier, un brave homme s’il en fut, très honnête surtout, c’est là le principal ; je vous l’enverrai, bien sûr… À propos, avez-vous encore des pierres à fusil ? J’en ai là une centaine, que j’ai achetées à très bon marché… les voulez-vous ? » Il s’arrêta effrayé et rougit à la pensée d’être allé un peu loin ; il tâcha de se rappeler s’il n’avait pas fait quelque autre sottise dans la journée, et, en repassant ses souvenirs, il revit la figure du petit tambour. « Nous sommes bien ici, mais lui, où l’a-t-on emmené ? Lui a-t-on seulement donné à manger ? Ne le maltraite-t-on pas ?… J’ai bien envie de le demander… Mais que diront-ils ?… Que je suis un enfant qui en plaint un autre. Je leur montrerai demain si je suis un enfant !… Eh bien, c’est égal, je vais le leur demander ! » se dit-il, et, regardant avec inquiétude la figure des officiers, dans la crainte d’y découvrir une intention moqueuse :

« Peut-on appeler ce petit prisonnier et lui donner à manger ?

— Oui, ce pauvre enfant ! répondit Denissow, qui ne trou-