Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/316

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VIII

Après avoir endossé l’uniforme français, et s’être coiffés du shako, Pétia et Dologhow se rendirent à cheval jusqu’à la clairière d’où Denissow avait examiné le camp ; arrivés là, ils descendirent dans le ravin, où Dologhow ordonna aux cosaques qui les accompagnaient de les attendre sans bouger, et s’élança ensuite avec Pétia sur la route qui conduisait au pont. La nuit était des plus sombres.

« Ils ne m’attraperont pas vivant, je vous jure, et s’ils m’attrapent, j’ai un pistolet, murmura Pétia.

— Tais-toi, ne parle pas russe, » répliqua vivement Dologhow.

Au même moment, un « qui vive ? » nettement accentué, suivi du bruit sec d’un fusil qu’on armait, se fit entendre à quelques pas.

« Lanciers au 6e ! » s’écria Dologhow, sans rien changer à l’allure de son cheval.

La noire silhouette de la sentinelle apparaissait au milieu du pont.

« Le mot d’ordre ? » Dologhow retint son cheval et avança au pas.

« Dites donc, le colonel Gérard est-il ici ?

— Le mot d’ordre ? répéta la sentinelle sans répondre, et en lui barrant le chemin.

— Quand un officier fait sa ronde, on ne lui demande pas le mot d’ordre… J’ai besoin de savoir si le colonel est ici… entendez-vous, imbécile ! » Et, poussant de côté la sentinelle avec le poitrail de son cheval, il continua sa route.

Apercevant une ombre noire un peu en avant de lui, il alla droit à elle : c’était un soldat portant un sac sur ses épaules, et il lui répéta sa question. Le soldat s’approcha sans défiance, caressa de la main le cou du cheval, et répondit naïvement que le commandant et les officiers étaient plus haut dans une ferme, ainsi qu’il appelait la maison du propriétaire.

Le bivouac était établi des deux côtés de la route que longeait Dologhow ; sans faire la moindre attention aux cris et aux rires des soldats, il arriva devant la grande porte cochère, entra dans la cour, descendit de cheval, et s’approcha d’un grand