Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/336

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poursuite. Les bords de la Bérésina furent témoins d’une épouvantable confusion : beaucoup d’hommes s’y noyèrent, un grand nombre se rendirent et ceux qui eurent la chance de la traverser recommencèrent, à travers champs, leur course désespérée. Quant au chef suprême, il endossa une fourrure, se mit en traîneau, et partit, laissant derrière lui ses compagnons d’infortune, dont les uns suivirent son exemple, tandis que les autres se laissaient prendre, ou allaient augmenter le chiffre des morts !

XVII

Quand on voit les Français, pendant tout le cours de cette campagne, courir à leur perte inévitable, en ne subordonnant à aucune combinaison stratégique l’ensemble de leurs opérations ou les détails de leur marche, on ne peut se figurer que les historiens, à propos de cette retraite, reproduisent leur théorie de la mise en mouvement des masses par la volonté d’un seul. Cependant ils ont écrit des volumes pour énumérer les remarquables dispositions prises par Napoléon pour guider ses troupes, et vanter le talent militaire déployé à cette occasion par ses maréchaux. Ils ont recours aux arguments les plus spécieux, afin de nous expliquer les motifs qui l’engagèrent à choisir, pour battre en retraite, la route dévastée qu’il avait prise en marchant sur Moscou, au lieu de profiter de celle qui traversait des gouvernements abondamment approvisionnés. Ils exaltent son héroïsme au moment où, se préparant à livrer bataille à Krasnoé et à commander en personne, il dit à son entourage : « J’ai assez fait l’Empereur, il est temps de faire le général ! » Et pourtant, malgré ces nobles paroles, il fuit plus loin, abandonnant toute son armée à son malheureux sort ! Ils nous dépeignent ensuite la bravoure des maréchaux, celle de Ney en particulier, qui se borne, après un détour dans la forêt, à passer de nuit le Dnièpre, et à arriver à Orcha, sans drapeaux, sans artillerie, après avoir perdu les neuf dixièmes de ses hommes ! Enfin ils nous décrivent complaisamment dans tous ses détails le départ de l’Empereur, de l’Empereur laissant là sa grande et héroïque armée !