Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/36

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venait en effet de trouver sa solution claire et nette. Il comprit le sens et l’importance de la guerre, et de la bataille qui allait se livrer ; tout ce qu’il avait vu dans la journée, l’expression grave et recueillie répandue sur les visages des soldats, cette chaleur patriotique latente, comme on dit en terme de physique, qui perçait chez chacun d’eux, lui furent expliquées, et il ne s’étonna plus du calme, de l’insouciance même avec lesquels on se préparait à mourir.

« Si l’on ne faisait pas de prisonniers, la guerre changerait de caractère et deviendrait, crois-moi, moins cruelle… Mais nous n’avons fait que jouer à la guerre, voilà le tort : nous faisons les généreux, et cette générosité, cette sensiblerie sont celles d’une femmelette, qui se trouve mal à la vue d’un veau qu’on égorge : la vue du sang révolte sa bonté naturelle, mais que ce veau soit mis à une bonne sauce, et elle en mangera tout comme les autres. On nous parle des lois de la guerre, de chevalerie, de parlementaires, d’humanité envers les blessés… nous nous dupons mutuellement ! On dévaste les foyers, on fait de faux assignats, on tue mon père, mes enfants : et l’on vient après ça nous parler des lois de la guerre, de la générosité envers l’ennemi ? Pas de quartier aux blessés !… Les tuer sans merci et aller soi-même à la mort ! Celui qui est arrivé comme moi à cette conviction, en passant par d’atroces souffrances… »

Le prince André, après avoir cru un moment qu’il lui serait indifférent de voir prendre Moscou, comme on avait pris Smolensk, s’arrêta tout à coup. Un spasme lui serra le gosier, il fit quelques pas en silence : ses yeux avaient un éclat fiévreux, et ses lèvres tremblaient lorsqu’il reprit la parole :

« S’il n’y avait pas de fausse générosité à la guerre, on ne la ferait que pour une raison sérieuse, et en sachant qu’on va à la mort ; alors on ne se battrait pas sous prétexte que Paul Ivanovitch a offensé Michel Ivanovitch ! Alors tous les Hessois et tous les Westphaliens que Napoléon traîne après lui ne seraient pas venus en Russie, et nous ne serions pas allés en Autriche et en Prusse sans savoir pourquoi. Il faut accepter l’effroyable nécessité de la guerre, sérieusement, avec austérité… Assez de mensonges comme cela ! Il faut la faire comme on doit la faire, ce n’est pas un jeu. Autrement elle n’est qu’un délassement à l’usage des oisifs et des frivoles. La classe des militaires est la plus honorable, et cependant à quelles extrémités n’en viennent-ils pas pour assurer leur triomphe ? Quel est, en