Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/368

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qu’il avait reçu le Saint-Georges, on lui rendait les plus grands honneurs, mais le mécontentement du Souverain n’était un secret pour personne. Les convenances seules étaient observées, et l’Empereur en donnait l’exemple tout le premier ; mais tout bas on disait que ce vieillard était coupable et tombé en enfance. Lorsque, à l’entrée de Sa Majesté dans la salle de bal, Koutouzow, suivant les traditions de l’époque de Catherine, fit incliner devant lui les drapeaux ennemis, Alexandre fronça le sourcil et murmura quelques mots, et entre autres ceux-ci :

« Vieux comédien ! »

Sa mauvaise humeur contre Koutouzow provenait surtout de ce que ce dernier ne voulait pas ou ne pouvait pas comprendre la nécessité de la nouvelle campagne projetée.

Le lendemain de son arrivée à Vilna, le Tsar avait dit aux officiers réunis :

« Vous n’avez pas sauvé la Russie seule, vous avez sauvé l’Europe ! »

Tous comprirent alors que la guerre n’était pas finie. Mais Koutouzow n’y voulait rien entendre, et disait tout haut qu’une autre guerre ne pourrait ni améliorer la position, ni augmenter la gloire de la Russie, que son prestige en serait au contraire diminué, et que sa situation à l’intérieur en deviendrait pire. Il essaya de prouver à l’Empereur la difficulté de faire de nouvelles levées, et lui fit même entrevoir la possibilité d’un insuccès.

Il était dès lors évident qu’avec une telle disposition d’esprit le maréchal n’était qu’un obstacle, dont il fallait se débarrasser.

Pour éviter de le froisser trop vivement, on s’arrêta à une combinaison toute naturelle : on lui ôta peu à peu le pouvoir, comme on avait fait à Austerlitz, pour le remettre insensiblement entre les mains de l’Empereur. À cet effet, l’état-major fut peu à peu transformé, et la puissance de celui de Koutouzow devint nulle. Toll, Konovnitzine et Yermolow reçurent d’autres destinations, et l’on parla ouvertement de la santé ébranlée du maréchal, car on savait que plus on le répétait, plus il devenait facile de lui donner un successeur. De même que, dans le temps, Koutouzow avait été retiré sans bruit de la Turquie pour organiser les milices à Pétersbourg, et de là envoyé à l’armée où il était indispensable, de même aujourd’hui, son rôle étant fini, un nouveau rouage fut mis en mouvement.

La guerre de 1812 ne devait plus se borner à garder son