Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/374

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immeubles, dont l’entretien annuel revenait à 80 000 roubles. Dans le premier moment, Pierre lui donna raison, mais, à la fin de janvier, l’architecte lui ayant envoyé de Moscou le devis des travaux à faire au sujet des immeubles incendiés, Pierre, après avoir lu attentivement des lettres que le prince Basile et certains de ses amis lui écrivirent à la même époque, et dans lesquelles il était question du passif laissé par sa femme, n’hésita pas une minute à revenir sur son premier sentiment, et résolut de faire rebâtir ses maisons et de se rendre à Pétersbourg pour acquitter les dettes de la comtesse. Cette décision diminuait, il est vrai, ses revenus des trois quarts, mais, du moment qu’il en comprit la justice et la nécessité, il la mit immédiatement à exécution.

Villarsky étant obligé de se rendre à Moscou, il s’arrangea de manière à faire le voyage avec lui, et continua à éprouver, le long de la route, toute la joie d’un écolier en vacances. Tout ce qu’il rencontrait sur son chemin prenait à ses yeux une valeur nouvelle, et les regrets que son compagnon ne cessait d’exprimer sur l’état pauvre et arriéré de la Russie, comparativement à l’Europe occidentale, ne diminuaient en rien son enthousiasme, car, là où Villarsky ne voyait qu’un déplorable engourdissement, Pierre découvrait au contraire une source de puissance et de force et cette vivifiante énergie qui avait soutenu dans la lutte, sur les plaines couvertes de neige, ce peuple si foncièrement pur et unique dans son genre.

XV

Il serait aussi difficile de se rendre compte des motifs qui ont engagé les Russes, après le départ des Français, à se grouper de nouveau dans ce lieu qui avait nom Moscou, que de s’expliquer pourquoi et où courent avec tant de hâte les fourmis d’une fourmilière bouleversée par un accident quelconque. Les unes s’enfuient en emportant les œufs, avec de menues brindilles ; d’autres reviennent vers la fourmilière ; d’autres se choquent, se heurtent, et se battent ; mais, de même qu’en examinant de près cette fourmilière dévastée, on devine, à l’énergie, à la ténacité des mouvements de ses nombreuses habitantes,