Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/386

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mariais, par exemple ? Cela peut arriver, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec un sourire involontaire.

— Ce serait très bien, si j’ose le dire à Votre Excellence.

— Comme il traite cela légèrement, se dit Pierre. Il ne sait pas combien c’est grave et effrayant… C’est ou trop tôt ou trop tard !

— Quels sont vos ordres, Excellence ? partirez-vous demain ?

— Non, dans quelques jours, je t’en préviendrai. Pardonne-moi tout l’embarras que je te donne… C’est étrange, se dit-il, qu’il n’ait pas deviné que je n’ai rien à faire à Pétersbourg, et qu’avant tout il faut que « cela » se décide. Je suis sûr, du reste, qu’il le sait et qu’il fait semblant de l’ignorer… Lui en parlerai-je ? Non, ce sera pour une autre fois. »

À déjeuner, Pierre raconta à sa cousine qu’il avait été la veille chez la princesse Marie, et qu’à sa grande surprise il y avait vu Natacha Rostow. La princesse Catherine parut trouver la chose toute simple.

« La connaissez-vous ? lui demanda Pierre.

— Je l’ai vue une fois, et l’on parlait de son mariage avec le jeune Rostow ; c’eût été très bien pour eux, puisqu’ils sont ruinés.

— Ce n’est pas de la princesse Marie que je vous parle, mais de Natacha.

— Ah oui ! je connais son histoire, c’est fort triste.

— Décidément, se dit Pierre, elle ne me comprend pas, ou elle ne veut pas me comprendre… il vaut mieux ne lui rien dire. »

Il alla dîner chez la princesse Marie. En parcourant les rues, où se voyaient encore les restes des maisons incendiées, il ne put s’empêcher de les admirer. Les hautes cheminées qui s’élançaient du milieu des décombres lui rappelaient les ruines poétiques des bords du Rhin et du Colysée. Les isvostchiks et les cavaliers, les charpentiers qui équarrissaient leurs poutres, les marchands, les boutiquiers, tous ceux qui le rencontraient, semblaient le regarder avec des visages rayonnants et se dire :

« Ah ! le voilà revenu, voyons un peu ce qu’il va en advenir ! »

En arrivant chez la princesse Marie, il lui sembla qu’il avait été le jouet d’un songe, qu’il avait vu Natacha en rêve ; mais, à peine fut-il entré, qu’il sentit, à la vibration de tout son être, l’influence de sa présence. Vêtue de noir, comme la veille, et coiffée de même, sa physionomie était pourtant tout autre, et il l’aurait infailliblement reconnue la première fois