Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/41

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« Le roi de Rome ! dit-il avec un geste gracieux… admirable !… » Et avec cette faculté tout italienne de changer instantanément l’expression de son visage, il s’approcha du portrait d’un air pensif et tendre.

Il savait qu’à cette heure chacune de ses paroles et chacun de ses gestes seraient burinés dans l’histoire. Aussi, comme contraste à cette grandeur qui lui permettait de faire représenter son fils jouant au bilboquet avec le globe du monde, crut-il avoir trouvé une heureuse inspiration en lui opposant le simple sentiment de la tendresse paternelle. Ses yeux se voilèrent, il fit un pas en avant, et sembla chercher une chaise ; la chaise fut vivement avancée, et il s’assit en face du portrait. Il fit un geste, et tout le monde se retira sur la pointe du pied, en laissant le grand homme se livrer à son émotion. Après quelques instants de muette contemplation, il se leva et rappela Beausset et l’aide de camp ; il ordonna de placer le tableau devant la tente, pour ne pas priver sa vieille garde du bonheur de voir le roi de Rome, le fils et l’héritier de leur Souverain adoré ! Ce qu’il avait prévu arriva : pendant qu’il déjeunait avec Monsieur de Beausset, auquel il avait fait l’honneur de l’inviter, on entendit devant la tente une explosion de cris enthousiastes, poussés par les officiers et les soldats de la vieille garde.

« Vive l’Empereur ! Vive le roi de Rome ! »

Le déjeuner fini, Napoléon dicta devant Beausset son ordre du jour à l’armée.

« Courte et énergique, » dit-il après avoir lu cette proclamation qu’il avait dictée d’un jet.


« Soldats !

« Voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de chacun de vous : « Il était à cette grande bataille !

« Napoléon. »


Après avoir invité Monsieur de Beausset, qui aimait tant les voyages, à l’accompagner dans sa promenade, il sortit avec