Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/50

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l’aube blanchissait, le ciel s’éclaircissait de plus en plus, un seul nuage flottait à l’orient. Les feux abandonnés se mouraient à la pâle lumière du petit jour ; à droite retentit un coup de canon, sourd et solitaire, dont le son franchit l’espace et s’éteignit dans le silence général. Un second, un troisième ébranlèrent bientôt l’air, puis un quatrième et un cinquième résonnèrent avec solennité, quelque part à droite dans le voisinage. Ils retentissaient encore, que d’autres coups leur succédèrent aussitôt en se confondant. Napoléon atteignit, avec sa suite, Schevardino, et descendit de cheval : la partie était engagée.

XII

Pierre, revenu de chez le prince André, à Gorky, ordonna à son domestique de tenir ses chevaux prêts pour le lendemain matin, de le réveiller à la pointe du jour ; puis il s’endormit aussitôt dans le coin que Boris lui avait obligeamment offert. À son réveil, l’isba était déserte, les petits carreaux des fenêtres tremblaient, et son domestique le secouait pour le réveiller.

« Excellence, Excellence ! répétait-il avec insistance.

— Quoi ?… Qu’y a-t-il ?… Est-ce commencé ?

— Écoutez la canonnade, dit le domestique, qui était un ancien soldat ; tous sont partis depuis longtemps, même Son Altesse. »

Pierre s’habilla à la hâte et sortit en courant. La matinée était belle, gaie, fraîche, la rosée brillait ; le soleil, déchirant le rideau de nuages, lança par-dessus le toit, à travers les vapeurs qui l’entouraient, un faisceau de rayons qui vinrent tomber sur la poussière de la route, humide de rosée, sur les murs des maisons, sur les clôtures en planches et sur les chevaux de Pierre, sellés à la porte de l’isba. Le grondement de la canonnade devint plus distinct. Un aide de camp passa au galop.

« Dépêchez-vous, comte, il est temps ! » lui cria-t-il en passant.

Se faisant suivre de son cheval, Pierre longea la route jusqu’au mamelon du haut duquel il avait examiné le champ de bataille. Cette colline était couverte de militaires : on y entendait le murmure des conversations en français des officiers de