Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/52

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Il se retourna pour comparer son impression à celle que devaient éprouver dans ce moment Koutouzow et son entourage : il lui sembla voir rayonner sur tous les visages cette émotion latente qu’il avait déjà remarquée la veille, mais dont il n’avait compris la nature qu’après son entretien avec le prince André.

« Va, mon ami, va, que Dieu soit avec toi, » dit Koutouzow à un général qui était à ses côtés.

Le général qui venait de recevoir cet ordre passa devant Pierre pour descendre la colline.

« Au pont ! » répondit-il à la question d’un des officiers.

« Et moi aussi ! » se dit Pierre en le suivant. Le général monta le cheval que tenait un cosaque, pendant que Pierre s’approchait de son domestique et lui demandait laquelle de ses deux montures était la plus tranquille. L’empoignant alors par la crinière, penché en avant et serrant de ses talons le ventre de son cheval, il sentit tout à coup qu’il perdait ses lunettes ; mais, ne pouvant ni ne voulant lâcher la bride et la crinière, il partit sur les traces du général, au milieu des officiers qui le suivaient des yeux dans sa course aventureuse.

XIII

Le général galopa en avant, descendit la colline, tourna brusquement à gauche, et Pierre, l’ayant perdu de vue, se fourvoya dans les rangs d’un détachement d’infanterie ; il essaya en vain de se dégager des soldats qui l’entouraient de tous côtés, et qui jetaient des regards mécontents et interrogateurs sur ce gros homme en chapeau blanc, qui les bousculait sans nécessité dans un moment aussi grave et aussi critique pour eux tous.

« Pourquoi, diable, passer au milieu du bataillon ? » dit l’un d’eux.

Un autre poussa le cheval avec la crosse de son fusil, et Pierre, se cramponnant au pommeau de la selle, et retenant à grand’peine sa monture effrayée, partit à fond de train et arriva enfin dans un espace libre. Il vit devant lui un pont où d’autres soldats tiraient des coups de fusil : sans s’en douter, il avait atteint le pont de la Kolotcha placé entre Gorky et Bo-