Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/59

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Il s’arrêta indécis, ne sachant où aller. À cet instant un choc effroyable le rejeta en arrière la face contre terre, une flamme immense l’aveugla tout à coup, et un sifflement aigu, suivi d’une explosion et d’un fracas épouvantables, l’assourdit complètement. Lorsqu’il revint à lui, il se trouva couché à terre, et les bras étendus. Le caisson qu’il avait vu avait disparu : à sa place gisaient de tous côtés sur l’herbe roussie des planches vertes à demi brûlées et des lambeaux de vêtements ; un cheval, se débarrassant des débris de son brancard, passa au galop, tandis qu’un autre, blessé mortellement, hennissait de douleur.

XIV

Pierre, affolé de terreur, sauta sur ses pieds, retourna en courant à la batterie, le seul endroit où il pût trouver un refuge contre tous ces désastres. En y rentrant, il fut surpris de ne plus entendre tirer, et de voir la batterie occupée par une masse de nouveaux venus, qu’il ne parvenait pas à reconnaître. Le colonel était penché sur le rempart comme s’il regardait par-dessus le parapet, et un soldat, se débattant entre les mains de ceux qui le tenaient, appelait au secours. Il n’avait pas encore eu le temps de comprendre que le colonel était mort, et le soldat fait prisonnier, lorsqu’un autre fut tué, devant ses yeux, d’un coup de baïonnette qui lui traversa le dos. À peine était-il arrivé dans le retranchement, qu’un homme à figure maigre et brune, ruisselant de sueur, en uniforme gros-bleu, une épée nue à la main, se jeta sur lui en criant. Pierre se gara instinctivement, et saisit son agresseur par l’épaule et par la gorge. C’était un officier français ; laissant tomber son épée, il prit à son tour Pierre au collet ; ils se regardèrent ainsi quelques secondes, et sur leurs figures si étrangères l’une à l’autre se peignait l’étonnement de ce qu’ils venaient de faire.

« Est-ce moi qui suis son prisonnier, ou est-il le mien ? » pensait chacun d’eux.

L’officier inclinait vers la première supposition, car la main puissante de Pierre lui serrait la gorge de plus en plus. Le Français avait l’air de vouloir parler, quand un boulet passa