Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/70

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s’écria : « Comment osez-vous, monsieur, me dire cela, à moi ? Vous ne savez rien ! Dites à votre général que ses nouvelles sont fausses, que je connais mieux que lui le véritable état des choses. »

Woltzogen fit un mouvement pour l’interrompre, mais Koutouzow poursuivit :

« L’ennemi est repoussé du flanc gauche, et fortement entamé au flanc droit. Ce n’est pas une raison, parce que vous avez mal vu, pour dire ce qui n’est pas. Allez répéter au général Barclay que mon intention est d’attaquer l’ennemi demain ! » Tous se taisaient, et l’on n’entendait que la respiration haletante du vieillard : « Il est repoussé de partout, reprit-il, j’en rends grâces à Dieu et à nos braves troupes ! La victoire est à nous, et demain nous le chasserons du sol sacré de la Russie ! » ajouta-t-il en se signant et en laissant échapper un sanglot.

Woltzogen haussa les épaules, un sourire ironique passa sur ses lèvres, et il s’éloigna sans chercher même à dissimuler la surprise que lui causait l’aveugle entêtement du « vieux Monsieur ». Un général d’un extérieur agréable parut en ce moment sur la colline.

« Ah ! voilà mon héros ! » dit Koutouzow en l’indiquant de la main.

C’était Raïevsky ; il avait passé toute la journée sur le point le plus important du champ de Borodino. Il venait annoncer que les troupes tenaient toujours ferme, et que les Français n’osaient plus attaquer.

« Vous ne pensez donc pas, comme les autres, que nous sommes obligés de nous retirer ? lui demanda Koutouzow en français.

— Au contraire, Votre Altesse : dans les affaires indécises, c’est toujours le plus opiniâtre qui reste victorieux, et mon opinion…

— Kaïssarow, s’écria Koutouzow, prépare-moi l’ordre du jour, et toi, dit-il à un autre aide de camp, parcours les lignes et annonce l’attaque pour demain ! »

Pendant ce temps Woltzogen, revenu de chez Barclay, prévint le maréchal que son chef demandait la confirmation par écrit de l’ordre qu’il lui avait donné. Koutouzow, sans même le regarder, fit aussitôt libeller cet ordre, qui mettait à couvert la responsabilité de l’ex-commandant en chef. Grâce à l’intuition morale et mystérieuse de ce qu’on est convenu