Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/75

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tombés à leurs pieds, et les corbeaux, flairant le sang, volaient d’arbre en arbre, en croassant avec impatience. Autour des tentes étaient assis, couchés, debout, des hommes de toute arme aux uniformes ensanglantés ; autour d’eux, des groupes de brancardiers, qu’on avait peine à écarter, les regardaient d’un air triste et abattu. Sourds à la voix des officiers, ils restaient penchés sur les brancards, essayant de comprendre la cause du terrible spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Dans les tentes on entendait tantôt des sanglots de colère et de douleur, tantôt des gémissements plaintifs ; de temps à autre, un chirurgien sortait en courant pour chercher de l’eau, et indiquait les blessés qu’il fallait faire entrer et qui attendaient leur tour en criant, en jurant, en pleurant et en demandant de l’eau-de-vie. Quelques-uns déliraient. Le prince André, comme chef de régiment, fut porté, à travers tous ces blessés, à la tente la plus voisine, et ses porteurs s’arrêtèrent pour recevoir de nouveaux ordres. Il ouvrit les yeux, et ne comprit pas ce qui se passait autour de lui : la prairie, la touffe d’absinthe, le champ labouré, cette toupie noire qui tournait, le violent désir de vivre qui s’était emparé de lui, tout lui revint à la mémoire. À deux pas, parlant haut, et attirant l’attention de tout le monde, un sous-officier grand, bien fait, et dont on voyait les cheveux noirs sous le bandage qui les couvrait à moitié, se tenait appuyé contre une branche : les balles l’avaient frappé à la tête et au pied. On l’écoutait avec curiosité.

« Nous l’avons si bien délogé, disait-il, qu’il s’est enfui en abandonnant tout !

— Nous avons fait prisonnier le Roi lui-même, criait un soldat dont les yeux étincelaient.

— Ah ! si les réserves étaient arrivées, il n’en serait rien resté, parole d’honneur ! »

Le prince André écoutait comme les autres, et en éprouvait un sentiment de consolation.

« Mais à présent, que m’importe ! se disait-il. Que m’est-il donc arrivé ? et pourquoi suis-je ici ?… Pourquoi ce désespoir de quitter la vie ? Il y a donc dans cette vie quelque chose que je n’ai pas compris ? »