Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/77

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inconnues au prince André. Plusieurs infirmiers pesaient de tout leur poids sur lui, pour l’empêcher de faire un mouvement. Sa jambe, blanche et grasse, était continuellement agitée par un soubresaut convulsif. Tout son corps était secoué par de violents sanglots qui le suffoquaient. Deux chirurgiens, dont l’un était pâle et tremblant, s’occupaient de son autre jambe. Ayant fini sa besogne avec le Tartare, qu’on recouvrit de sa capote, le docteur en lunettes se frotta les mains, s’approcha du prince André, lui jeta un coup d’œil et se détourna rapidement.

« Déshabillez-le !… À quoi songez-vous donc ! » s’écria-t-il avec colère en s’adressant à un des aides.

Lorsque le prince André se vit entre les mains de l’infirmier qui, les manches retroussées, lui déboutonnait à la hâte son uniforme, tous les souvenirs de son enfance passèrent comme un éclair dans son esprit. Le chirurgien se pencha sur sa plaie, l’examina et poussa un profond soupir. Puis il appela quelqu’un, et l’effroyable douleur que ressentit tout à coup le prince André lui fit perdre connaissance. Lorsqu’il revint à lui, des morceaux de ses côtes brisées avaient été retirés de sa blessure, qu’entouraient encore des lambeaux de chair coupée, et sa plaie était pansée. Il ouvrit les yeux, le docteur se pencha sur lui, l’embrassa silencieusement, et s’éloigna sans se retourner.

Après cette terrible souffrance, il éprouva un sentiment indicible de bien-être : les moments les plus charmants de sa vie repassèrent devant ses yeux, surtout les heures de son enfance où, après l’avoir déshabillé, on le couchait dans son berceau et où la vieille bonne l’endormait en chantant. Il était heureux de se sentir vivre, et tout ce passé semblait être devenu le présent. Les chirurgiens continuaient à s’agiter autour du blessé qu’il avait cru reconnaître ; ils le soutenaient et cherchaient à le calmer.

« Montrez-la-moi, montrez-la-moi, » gémissait-il vaincu par la torture.

Le prince André, en écoutant ces cris, avait, lui aussi, envie de pleurer. Est-ce parce qu’il mourait sans gloire, parce qu’il regrettait la vie ? Était-ce à cause de ses souvenirs d’enfance ? Était-ce parce qu’il avait lui-même tant souffert, que, voyant souffrir les autres, il sentait ses yeux se remplir de larmes d’attendrissement ? On montra au blessé sa jambe coupée, qui avait conservé sa botte toute maculée de sang.