Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/79

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taille pour retourner à Schevardino. La figure jaune et gonflée, les yeux troubles, la voix enrouée, assis sur son pliant de campagne, il prêtait involontairement l’oreille au bruit de la fusillade sans lever les yeux. Il attendait avec une fiévreuse inquiétude la fin de cette affaire, dont il était le grand moteur et qu’il était impuissant à arrêter. Un sentiment humain et naturel avait pris pour un instant le dessus sur le mirage qui le séduisait depuis si longtemps, et il rapporta à lui-même cette impression de douleur qu’il avait éprouvée sur le champ de bataille. Il pensait à la possibilité de la mort et de la souffrance ; il ne désirait plus ni Moscou, ni gloire, ni conquêtes ; il ne souhaitait qu’une chose : le repos, le calme, la liberté ! Mais lorsqu’il atteignit les hauteurs de Séménovsky, et que le grand-maître de l’artillerie lui proposa d’y placer quelques batteries pour renforcer le feu dirigé contre les troupes russes massées devant Kniazkow, il y consentit, et donna ordre qu’on lui rendît compte du résultat obtenu.

Un aide de camp lui annonça bientôt après que deux cents canons avaient été pointés sur les Russes, mais que ceux-ci tenaient bon.

« Notre feu en abat des rangs entiers et ils résistent toujours !

— Ils en veulent encore ! dit Napoléon d’une voix rauque.

— Sire ? demanda l’aide de camp, qui n’avait pas entendu.

— Ils en veulent encore ! répéta Napoléon. Eh bien, qu’on leur en donne[1] !… » Et il rentra dans ce monde artificiel et plein de chimères qu’il s’était créé, pour y reprendre le rôle douloureux, cruel et inhumain qui lui était fatalement destiné.

L’obscurcissement de l’intelligence et de la conscience de cet homme, responsable plus qu’aucun autre de tous ces événements l’empêcha, jusqu’à la fin de sa vie, de comprendre la portée réelle des actes qu’il commettait en opposition avec les règles éternelles du vrai et du bien, et comme la moitié de l’univers approuvait ces actes, il ne pouvait les renier sans être illogique. Ce n’était pas seulement d’aujourd’hui qu’il avait éprouvé une satisfaction intime en comparant le nombre des cadavres russes avec celui des Français ; ce n’était pas seulement d’aujourd’hui qu’il écrivait à Paris : que le champ de bataille était superbe[2]… Pourquoi parlait-il ainsi ? Parce qu’il y avait là 50 000 morts, et à Sainte-Hélène même, où il employait

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)