Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/82

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vapeurs irisées du matin, s’étendait maintenant un brouillard intense, imprégné de fumée, et se répandait une étrange odeur de salpêtre et de sang. De gros nuages s’étaient amoncelés, une pluie fine mouillait les morts, les blessés et les exténués. Elle avait l’air de leur dire : « Assez, assez, malheureux, revenez à vous… Que faites-vous ? » Un doute passait alors dans l’âme de ces pauvres êtres, et ils se demandaient s’il fallait continuer cette boucherie. Cette pensée du reste ne gagna du terrain dans les esprits que vers le soir ; jusque-là, quoique la bataille touchât à sa fin, et que les hommes sentissent toute l’horreur de leur situation, une force mystérieuse et incompréhensible continuait à diriger la main de l’artilleur, couvert de sueur, de poudre et de sang, qui, resté seul sur les trois servants de la pièce, portait péniblement les gargousses, chargeait, pointait et allumait la mèche !… et les boulets se croisaient toujours dans les airs en faisant toujours de nouvelles et nombreuses victimes…, et cette œuvre terrible, dirigée non par la volonté humaine, mais par la volonté de celui qui mène les hommes et les mondes, poursuivait impitoyablement son cours ! Quiconque aurait considéré les armées russes et françaises allant à la débandade aurait pensé qu’il suffisait d’un faible effort, de part ou d’autre, pour s’anéantir complètement. Mais aucune des deux ne faisait cet effort suprême, et le feu de la bataille achevait peu à peu de s’éteindre. Les Russes ne prenaient pas l’offensive parce que depuis le commencement de l’affaire, massés sur la route de Moscou et se bornant à la défendre, ils restèrent à ce poste jusqu’à la fin. Alors même qu’ils se seraient décidés à attaquer les Français, le désordre qui s’était mis dans leurs rangs ne le leur aurait pas permis, d’autant plus que, sans quitter leur position, ils avaient perdu la moitié de leurs forces. Cet effort était seulement possible et facile aux Français, que soutenaient le souvenir des quinze ans de victoire de Napoléon, l’assurance de gagner la bataille, la faiblesse de leurs pertes, qui n’étaient que du quart de leur effectif, la certitude d’avoir derrière eux en réserve plus de 20 000 hommes de troupes fraîches, en dehors de la garde, qui n’avait pas donné, et la colère de ne pouvoir arriver à déloger l’ennemi de ses positions. Les historiens affirment que Napoléon aurait gagné la bataille s’il avait fait avancer sa vieille garde, mais supposer cela c’est supposer que l’automne peut se transformer tout à coup en printemps. Cette faute ne saurait être imputée à Napoléon : tous, depuis