Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/90

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Descendu de voiture sur la montagne Poklonnaïa, à six verstes de la barrière Dorogomilow, il s’assit sur un banc ; une foule de généraux l’entoura, et au milieu d’eux le comte Rostoptchine, qui arrivait à l’instant de Moscou. Cette brillante réunion, divisée en plusieurs groupes, discutait sur les avantages et les désavantages de la position, sur la situation des troupes, sur les plans proposés et sur l’esprit qui régnait dans la ville. Tous sentaient, sans se l’avouer, que c’était un conseil militaire. La conversation ne s’écartait pas des intérêts généraux ; les nouvelles particulières se communiquaient à voix basse ; aucune plaisanterie, aucun sourire ne déridait leurs figures soucieuses, et l’on voyait que tous s’efforçaient d’être à la hauteur des circonstances. Le général en chef écoutait toutes les opinions énoncées, questionnait les uns et les autres, sans entrer dans leurs discussions et sans faire connaître son avis. Parfois, après avoir prêté l’oreille, il se détournait, désappointé d’avoir entendu autre chose que ce qu’il désirait entendre. Les uns parlaient de la position choisie ; les autres non seulement la critiquaient, mais s’en prenaient même à ceux qui en avaient déterminé le choix ; un troisième disait que la faute datait de plus loin, qu’il aurait fallu accepter la bataille l’avant-veille ; le quatrième racontait la bataille de Salamanque, dont les détails venaient d’être apportés par un Français nommé Crossart. Ce Français, en uniforme espagnol, accompagnait un prince allemand au service de la Russie, et, en prévision de la défense possible de Moscou, exposait les péripéties du siège de Saragosse. Le comte Rostoptchine assurait que, bien que lui et la milice fussent prêts à mourir sous les murs de l’antique capitale, il ne pouvait s’empêcher de regretter l’obscure inaction dans laquelle on l’avait laissé, ajoutant que, s’il avait pu pressentir ce qui se passait, il eût agi tout autrement. Quelques-uns, faisant parade de la profondeur de leurs combinaisons stratégiques, causaient de la direction que devaient prendre les troupes ; la plupart enfin ne disaient que des non-sens. De tous ces discours, Koutouzow ne tirait qu’une conclusion : c’est que la défense de Moscou était matériellement impossible. L’ordre de livrer bataille n’aurait eu pour résultat qu’un immense désordre, car, non seulement cette position n’était pas défendable aux yeux des généraux, mais déjà même ils délibéraient sur les conséquences d’une retraite, et ce sentiment était partagé par toute l’armée. Tandis que presque tous critiquaient ce plan, Bennigsen continuait, il est vrai, à le sou-