Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/97

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que personne ne doutât de sa coopération : cet homme ne comprenait pas la valeur morale de l’événement qui s’accomplissait sous ses yeux. Dévoré du désir d’agir seul, d’étonner le monde par un exploit d’un patriotisme héroïque, il se moquait, en gamin, de l’abandon et de l’incendie de Moscou, en essayant d’arrêter ou d’activer, de son faible bras, le courant irrésistible du mouvement national qui l’emportait avec le reste.

VI

En revenant de Vilna avec la cour, Hélène se trouva dans une position embarrassante. Elle jouissait en effet à Pétersbourg de la protection toute particulière d’un grand seigneur qui occupait l’un des premiers postes de l’Empire, tandis qu’à Vilna elle s’était liée avec un jeune prince étranger, et, le prince et le grand seigneur faisant tous deux valoir leurs droits, elle dut dès lors songer à résoudre de son mieux le délicat problème de conserver cette double intimité sans offenser ni l’un ni l’autre. Ce qui aurait paru difficile, sinon impossible à une autre femme, n’exigea même pas de sa part un instant de réflexion : au lieu de cacher ses actes, ou d’employer toutes sortes de subterfuges pour sortir d’une fausse situation, ce qui aurait tout gâté en prouvant sa culpabilité, elle n’hésita pas une minute à mettre, comme un véritable grand homme, le droit de son côté.

En réponse aux reproches dont le jeune prince l’accabla à sa première visite, elle releva fièrement sa belle tête à moitié tournée vers lui.

« Voilà bien l’égoïsme et la cruauté des hommes, dit-elle avec hauteur. Je ne m’attendais pas à autre chose : la femme se sacrifie pour vous ; elle souffre, et voilà toute sa récompense ! Quel droit avez-vous, monseigneur, de me demander compte de mes amitiés ? Cet homme a été plus qu’un père pour moi. Oui, ajouta-t-elle vivement, pour l’empêcher de parler, peut-être a-t-il d’autres sentiments que ceux d’un père, mais ce n’est pas une raison pour que je lui ferme ma porte… Je ne suis pas un homme pour être ingrate ! Sachez, monseigneur, que je ne rends compte qu’à Dieu et à ma conscience de mes sentiments intimes, ajouta-t-elle en portant la main à