Page:Tolstoï - Hadji Mourad et autres contes.djvu/48

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bouteilles vides. Les officiers avaient bu de l’eau-de-vie, mangé, et maintenant buvaient du porter. Le tambour débouchait la troisième bouteille.

Poltoradski, bien qu’il eut peu dormi, était dans cet état particulier d’énergie morale, de franche gaîté insouciante, dans lequel il se trouvait toujours parmi ses soldats et ses camarades, là où pouvait être un danger. Une conversation animée s’était engagée entre les officiers à propos de la dernière nouvelle : la mort de général Slieptzoff. Aucun d’eux ne voyait dans cette mort le moment le plus important de la vie — sa fin et le retour à la source d’où elle est venue. Ils n’y voyaient que la bravoure d’un officier courageux qui s’était jeté sur les montagnards, l’épée à la main, et les avait massacrés désespérément.

Bien que tous, surtout des officiers ayant déjà pris part à des batailles, sussent qu’à cette guerre du Caucase, comme du reste à n’importe quelle guerre, il n’y a point de corps à corps, l’épée à la main, comme on l’imagine et le décrit (si une telle rencontre se produit alors on ne tue et ne massacre que les fuyards), cette fiction était adoptée par les officiers et leur donnait cet orgueil satisfait et cette gaîté qu’ils possédaient là, assis sur les tambours, les uns dans des attitudes martiales, les autres, au contraire, dans des poses plus modestes. Et ils fumaient, buvaient, plaisantaient, narguant la mort qui pouvait, d’un moment à l’autre, frapper l’un d’eux, ainsi qu’elle l’avait fait avec Slieptzoff. En effet, comme