Page:Tolstoï - Hadji Mourad et autres contes.djvu/79

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héroïque des armées russes ; tandis que par le mot « délivrance » on indiquait nettement qu’il n’y avait point là d’acte héroïque, et que c’était une faute qui avait causé la perte de pas mal d’hommes.

Tous comprirent cela, et les uns feignirent de ne pas remarquer la signification des paroles du général ; les autres se demandaient effrayés ce qui allait arriver. Quelques-uns souriaient en se regardant. Seul le général roux aux moustaches hérissées ne remarqua rien, et, entraîné par son récit, répéta tranquillement :

— À la délivrance, Votre Excellence…

Une fois sur son thème favori, le général narra en détail comment Hadji Mourad avait si habilement coupé en deux un détachement que, si la délivrance n’était pas survenue, — Il paraissait avoir une faiblesse particulière pour ce mot « délivrance », — tout le monde y serait resté, parce que…

Mais le général n’eut pas le temps d’achever. Mme  Orbeliani, ayant compris de quoi il s’agissait, interrompit le récit du général en lui demandant s’il était commodément installé à Tiflis. Le général, étonné, regarda tous les convives et son aide de camp assis au bout de la table, qui fixait sur lui un regard obstiné et grave, et, tout d’un coup, il comprit. Sans répondre à la princesse, il fronça les sourcils, se tut, et se mit à manger hâtivement, sans mâcher, le morceau délicat qui était sur son assiette, et paraissait même n’en pas apprécier la saveur.