Page:Tolstoï - Histoire d’un pauvre homme.djvu/150

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grande pièce lumineuse, deux longues tables de cent couverts étaient dressées. Les préparatifs durèrent trois minutes au moins : c’était le rassemblement des convives, le bruissement des robes, les pas légers, les conversations avec les maîtres d’hôtel d’ailleurs courtois et élégants. Les places étaient occupées par des hommes et des femmes mises selon le dernier cri ; comme partout d’ailleurs en Suisse, la majorité des convives était anglaise et, à cause de cela, d’une correction parfaite, mais peu communicative, non point par orgueil, mais parce qu’elle n’éprouvait aucun besoin de rapprochement. De tous côtés, on voyait resplendir les dentelles, les faux-cols, les dents, naturelles ou fausses, les visages et les mains. Mais ces visages, parfois très beaux, n’exprimaient que la conscience d’un bien-être personnel, et l’inattention complète pour tout le reste, si cela ne les intéressait pas directement. Aucun sentiment issu de l’âme ne se reflétait dans le geste de ces mains blanches, ornées de bagues et de mitaines. Elles ne paraissaient faites que pour réparer la position du faux-col, couper la viande et verser du vin. Les familles échangeaient parfois, à voix basse, quelques appréciations sur le goût des mets ou sur le spectacle de beauté qui s’offre aux yeux du sommet du Rigi. Les voyageuses et les voyageurs isolés étaient assis côte à côte sans même se regarder. Et si, chose rare, deux de ces cent convives entraient en conversation, ils n’échangeaient d’autres propos que ceux concernant le temps ou l’ascension du sempiternel Rigi.

On entendait à peine couteaux et fourchettes toucher les assiettes. On se servait fort discrètement. Des maîtres d’hôtel, observant les règles de la taciturnité