Page:Tolstoï - Histoire d’un pauvre homme.djvu/152

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que souvent dans une langue bizarre, qui nous prenait tous. Chacun alors, sans se soucier des conséquences possibles, bavardait à cœur ouvert. Nous avions notre philosophe, notre bel esprit, notre plastron, et tout était en commun. Et aussitôt le repas terminé, nous reculions la table et, sans souci de la mesure, nous dansions la polka sur un tapis poussiéreux. Nous étions là des gens très coquets, quoique bien peu intelligents, ni trop respectables. Il y avait parmi nous une comtesse espagnole aux romanesques aventures, un abbé italien qui déclamait après dîner, la Divine Comédie, et un docteur américain qui avait ses entrées aux Tuileries. Il y avait aussi un jeune dramaturge aux cheveux trop longs, une pianiste qui, disait-elle, avait composé la plus belle polka du monde et la veuve à la fatale beauté dont chaque doigt s’ornait de trois bagues. Nos relations mutuelles étaient humaines, encore qu’un peu superficielles ; nous nous traitions en amis et chacun de nous emporta de ces souvenirs soit légers, soit profonds qui tous ravissent le cœur.

À cette table d’hôtes anglais, je pense au contraire souvent en regardant ces dentelles, ces rubans, ces bagues, ces cheveux pommadés et ces robes de soie, au nombre de femmes vivantes qui auraient pu être heureuses de tout cela et à celui des hommes dont elles auraient pu faire le bonheur. Et il me semble étonnant que ceux-là, assis côte à côte, ne s’aperçoivent même point qu’ils pourraient être aimés ou amants. Et Dieu sait pourquoi ils ne le seront jamais et ne se donneront jamais l’un à l’autre le bonheur qu’il est si facile de donner et qu’ils désirent tous.

Je sentis la tristesse habituelle à ce genre de dîner