Page:Tolstoï - Histoire d’un pauvre homme.djvu/154

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musique qui m’avait frappé et où mon attention restait fixée, je vis dans les ténèbres, au milieu de la rue, une foule qui s’était assemblée en demi-cercle. Devant elle et à quelque distance se tenait un tout petit homme vêtu de noir. Derrière la foule et l’homme, sur le ciel sombre, bleu, gris et déchiré quelques frondaisons noires se détachaient et des deux côtés de l’antique cathédrale se dressaient les deux pointes sévères des tours.

Je m’approchai et les sons devinrent plus clairs. Je distinguai de lointains accords de guitare qui passaient doucement dans l’air du soir. On eût dit que plusieurs voix, s’interrompant mutuellement, sans chercher à rendre le thème, chantaient des fragments de phrases et ainsi laissaient sentir ce thème qui était comme une agréable et gracieuse mazurka. Ces voix semblaient tantôt lointaines, tantôt proches. On entendait tantôt le ténor, tantôt la basse, tantôt le fausset, le tout accompagné des roucoulements de la tyrolienne. Ce n’était point une chanson, mais la maîtresse esquisse d’une chanson. Je ne comprenais pas ce que c’était, mais c’était vraiment beau. Ces accords de guitare voluptueux et faibles, cette mélodie légère et tendre et cette minuscule figure solitaire du tout petit homme noir, dans l’entourage fantastique du lac ténébreux, de la lune à peine visible, des immenses pointes des tours, silencieuses et des noires frondaisons du jardin, tout cela était indiciblement et étrangement beau ou du moins me l’avait paru.

Toutes les impressions complexes et involontaires de la vie prirent soudain pour moi une signification et une beauté inconnues. Fraîche et parfumée, une fleur, eût-on dit, était éclose en mon âme. La