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Page:Tolstoï - Histoire d’un pauvre homme.djvu/160

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une famille anglaise qui venait en sens inverse. Un bel homme, grand, large, le visage orné de favoris anglais, un plaid et un rotin de bambou à la main s’avançait avec assurance, donnant le bras à une dame vêtue d’une robe de soie bariolée, couverte de rubans multicolores et de superbes dentelles. À leur côté marchait une jolie et fraîche jeune fille, coiffée d’un gracieux chapeau suisse orné d’une plume à la mousquetaire. Des boucles blondes entouraient sa jolie petite figure d’une blancheur liliale. Devant eux sautillait une fillette de dix ans, toute rose, toute blonde, les genoux nus sous les dentelles.

— Quelle belle nuit ! disait la femme toute heureuse.

— Aoh ! meugla paresseusement l’Anglais, qui, dans sa vie heureuse, n’éprouvait même pas le besoin de parler.

Et on avait l’impression qu’ils ne pouvaient concevoir que le confort, la facilité, la tranquillité de vivre dans tout le monde. Dans leurs mouvements et sur leurs visages, on lisait une telle indifférence pour la vie d’autrui et une telle assurance qu’on sentait immédiatement que le portier allait s’écarter en saluant, qu’ils trouveraient à leur retour des chambres aux lits confortables et propres, que tout cela fatalement devait être ainsi, car ils y avaient droit. Je leur opposais alors, en pensée, le chanteur ambulant qui, fatigué, affamé et honteux, fuyait la foule moqueuse, je compris alors le sentiment qui, comme une lourde plaie, m’écrasait le cœur et je sentis une indicible fureur contre ces riches Anglais.

Deux fois, je passai devant l’Anglais et à chaque fois le heurtai du coude avec un plaisir extrême et,