Page:Tolstoï - Histoire d’un pauvre homme.djvu/40

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— Mangeons du pain sec pour ne déranger personne.

— Donne-nous de l’eau-de-vie, insista Ilia sans regarder personne. Les paysans sortirent de leur bissac du pain qu’ils avaient, apporté avec eux ; ils le mangèrent, burent quelques gorgées d’eau et se couchèrent les uns sur le poêle, les autres par terre.

Ilia répétait de temps en temps :

— Veux-tu me donner de l’eau-de-vie ?

Il aperçut tout à coup la tête de Polikei.

— Illitch ! eh ! Illitch, tu es ici ; cher ami ? Je suis l’un des conscrits, le sais-tu ? j’ai fait mes adieux à ma pauvre vieille mère et à ma femme. Ce qu’elles ont hurlé… Oui, me voilà soldat ; veux-tu m’offrir de l’eau-de-vie ?

— Je n’ai pas d’argent, répondit Polikei. Espère en Dieu, peut-être te réformera-t-on ? continua-t-il pour le consoler.

— Non frère, je suis comme un jeune sapin, jamais je n’ai été malade. On ne peut souhaiter un meilleur soldat que moi.

Polilcei raconta comment un paysan avait donné un papier bleu (billet de cinq roubles) au médecin qui le libéra… Ilia s’approcha du fourneau et bavarda.

— Non, Illitch, tout est fini. Je ne veux pas rester moi-même. Mon oncle m’a sacrifié. Crois-tu que nous n’aurions pu acheter un remplaçant, mais non, il n’a pas voulu, il a plaint l’argent. Moi, on me sacrifie, je ne suis qu’un neveu… Ce qui me fend le cœur, c’est la douleur de ma mère ! Ma pauvre femme ! Elle ne démenait, la pauvrette : la voilà femme de soldat !…