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Page:Tolstoï - La famille du Vourdalak, 1950.djvu/10

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dont les romans nous offrent des exemples ; mais je pense qu’il est des cas où l’amour se développe plus rapidement que de coutume. La beauté originale de Sdenka, cette ressemblance singulière avec la duchesse de Gramont que j’avais fuie à Paris et que je retrouvais ici, dans un costume pittoresque, parlant un langage étranger et harmonieux, ce trait caractéristique dans la figure pour lequel, en France, j’avais vingt fois voulu me faire tuer, tout cela, joint à la singularité de ma situation et aux mystères qui m’entouraient, devait contribuer à faire mûrir en moi un sentiment qui, dans d’autres circonstances, ne se serait manifesté peut-être que d’une manière vague et passagère.

« Dans le courant de la journée j’entendis Sdenka s’entretenir avec son frère cadet.

« – Que penses-tu de tout cela ? disait-elle, est-ce que toi aussi tu soupçonnes notre père ?

« – Je n’ose le soupçonner, répondit Pierre, d’autant moins que l’enfant dit qu’il ne lui a pas fait de mal. Et quant à sa disparition, tu sais qu’il n’a jamais rendu compte de ses absences.

« – Je le sais, dit Sdenka, mais alors il faut le sauver, car tu connais Georges...

« – Oui, oui, je le connais. Lui parler serait inutile, mais nous cacherons le pieu, et il n’ira pas en chercher un autre, car de ce côté des montagnes il n’y a pas un seul tremble !

« – Oui, cachons le pieu, mais n’en parlons pas aux enfants, car ils pourraient en jaser devant Georges !

« – Nous nous en garderons bien, dit Pierre. Et ils se séparèrent.

« La nuit vint sans que nous eussions rien appris sur le vieux Gorcha. J’étais comme la veille étendu sur mon lit et la lune donnait en plein dans ma chambre. Quand le sommeil commença à brouiller mes idées, je sentis, comme par instinct, l’approche du vieillard. J’ouvris les yeux et je vis sa figure livide collée contre ma fenêtre.

« Cette fois je voulus me lever, mais cela me fut impossible. Il me semblait que tous mes membres étaient paralysés. Après m’avoir bien regardé, le vieux s’éloigna. Je l’entendis faire le tour de la maison et frapper doucement à la fenêtre de la chambre où couchaient Georges et sa femme. L’enfant se retourna dans son lit et gémit en rêve. Il se passa quelques minutes de silence, puis j’entendis encore frapper à la fenêtre. Alors l’enfant gémit de nouveau et se réveilla...

« – Est-ce toi, grand-papa ? dit-il.

« – C’est moi, répondit une voix sourde, et je t’apporte ton petit yatagan.

« – Mais je n’ose sortir, papa me l’a défendu !

« – Tu n’as pas besoin de sortir, ouvre-moi seulement la fenêtre et viens m’embrasser !

« L’enfant se leva et je l’entendis ouvrir la fenêtre. Alors, rappelant à moi toute mon énergie, je sautai à bas de mon lit et courus frapper à la cloison. En une minute Georges fut debout. Je l’entendis jurer, sa femme poussa un grand cri, bientôt toute la maison était rassemblée autour de l’enfant inanimé. Gorcha avait disparu comme la veille. À force de soins nous parvînmes à faire reprendre connaissance à l’enfant, mais il était bien faible et respirait avec peine. Le pauvre petit ignorait la cause de son évanouissement. Sa mère et Sdenka l’attribuèrent à la frayeur d’avoir