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Page:Tolstoï - La famille du Vourdalak, 1950.djvu/12

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de la duchesse de Gramont... Sans réfléchir à rien, je poussai la porte et entrai. Sdenka venait d’ôter une espèce de casaquin que portent les femmes de son pays. Sa chemise brodée d’or et de soie rouge, serrée autour de sa taille par une simple jupe quadrillée, composait tout son costume. Ses belles tresses blondes étaient dénouées et son négligé rehaussait ses attraits. Sans s’irriter de ma brusque entrée, elle en parut confuse et rougit légèrement.

« – Oh, me dit-elle, pourquoi êtes-vous venu et que penserait-on de moi si l’on nous surprenait ?

« – Sdenka, mon âme, lui dis-je, soyez tranquille, tout dort autour de nous, il n’y a que le grillon dans l’herbe et le hanneton dans les airs qui puissent entendre ce que j’ai à vous dire.

« – Oh, mon ami, fuyez, fuyez ! Si mon frère nous surprend, je suis perdue !

« – Sdenka, je ne m’en irai que lorsque vous m’aurez promis de m’aimer toujours, comme la belle le promit au roi de la ballade. Je pars bientôt, Sdenka, qui sait quand nous nous reverrons ? Sdenka, je vous aime plus que mon âme, plus que mon salut... ma vie et mon sang sont à vous... ne me donnerez-vous pas une heure en échange ?

« – Bien des choses peuvent arriver dans une heure, dit Sdenka d’un air pensif ; mais elle laissa sa main dans la mienne. Vous ne connaissez pas mon frère, continua-t-elle en frissonnant ; j’ai un pressentiment qu’il viendra.

« – Calmez-vous, ma Sdenka, lui dis-je, votre frère est fatigué de ses veilles, il a été assoupi par le vent qui joue dans les arbres ; bien lourd est son sommeil, bien longue est la nuit et je ne vous demande qu’une heure ! Et puis, adieu... peut-être pour toujours !

« – Oh, non, non, pas pour toujours ! dit vivement Sdenka ; puis elle recula comme effrayée de sa propre voix.

« – Oh ! Sdenka, m’écriai-je, je ne vois que vous, je n’entends que vous, je ne suis plus maître de moi, j’obéis à une force supérieure, pardonnez-moi, Sdenka ! Et comme un fou je la serrai contre mon cœur.

« – Oh, vous n’êtes pas mon ami, dit-elle en se dégageant de mes bras, et elle alla se réfugier dans le fond de sa chambre. Je ne sais ce que je lui répondis, car j’étais moi-même confus de mon audace, non qu’en pareille occasion elle ne m’ait réussi quelquefois, mais parce que, malgré ma passion, je ne pouvais me défendre d’un respect sincère pour l’innocence de Sdenka.

« J’avais, il est vrai, hasardé au commencement quelques-unes de ces phrases de galanterie qui ne déplaisaient pas aux belles de notre temps, mais bientôt j’en fus honteux, et j’y renonçais, voyant que la simplicité de la jeune fille l’empêchait de comprendre ce que vous autres, mesdames, je le vois à votre sourire, vous avez deviné à demi-mot.

« J’étais là, devant elle, ne sachant que lui dire, quand tout à coup, je la vis tressaillir et fixer sur la fenêtre un regard de terreur. Je suivis la direction de ses yeux et je vis distinctement la figure immobile de Gorcha qui nous observait du dehors.

« Au même instant, je sentis une lourde main se poser sur mon épaule. Je me retournai. C’était Georges.

« – Que faites-vous ici ? me demanda-t-il.