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Page:Tolstoï - La famille du Vourdalak, 1950.djvu/20

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pour conserver ma présence d’esprit, j’entendis derrière moi une voix qui me criait :

« – Arrête, arrête, mon ami ! Je t’aime plus que mon âme, je t’aime plus que mon salut ! arrête, arrête, ton sang est à moi !

« En même temps, un souffle froid effleura mon oreille et je sentis Sdenka me sauter en croupe.

« – Mon cœur, mon âme ! me disait-elle, je ne vois que toi, je ne sens que toi, je ne suis pas maîtresse de moi-même, j’obéis à une force supérieure, pardonne-moi, mon ami, pardonne-moi !

« Et, m’enlaçant dans ses bras, elle tâchait de me renverser en arrière et de me mordre à la gorge. Une lutte terrible s’engagea entre nous. Pendant longtemps je ne me défendis qu’avec peine, mais enfin, je parvins à saisir Sdenka d’une main par sa ceinture et de l’autre par ses tresses, et me roidissant sur mes étriers, je la jetai à terre !

« Aussitôt mes forces m’abandonnèrent et le délire s’empara de moi. Mille images folles et terribles me poursuivaient en grimaçant. D’abord Georges et son frère Pierre côtoyaient la route et tâchaient de me couper le chemin. Ils n’y parvenaient pas et j’allais m’en réjouir quand, en me retournant, j’aperçus le vieux Gorcha qui se servait de son pieu pour faire des bonds comme les montagnards tyroliens quand ils franchissent les abîmes. Gorcha aussi resta en arrière. Alors sa belle-fille, qui traînait ses enfants après elle, lui en jeta un qu’il reçut au bout de son pieu. S’en servant comme d’une baliste, il lança de toutes ses forces l’enfant après moi. J’évitai le coup, mais avec un véritable instinct de bouledogue, le petit crapaud s’attacha au cou de mon cheval, et j’eus de la peine à l’en arracher. L’autre enfant me fut envoyé de la même manière, mais il tomba au-delà du cheval et en fut écrasé. Je ne sais ce que je vis encore, mais quand je revins à moi, il était grand jour et je me trouvai couché sur la route à côté de mon cheval expirant.

« Ainsi finit, mesdames, une amourette qui aurait dû me guérir à jamais de l’envie d’en chercher de nouvelles. Quelques contemporaines de vos grand-mères pourraient vous dire si je fus plus sage à l’avenir.

« Quoi qu’il en soit, je frémis encore à l’idée que, si j’avais succombé à mes ennemis, je serais devenu vampire à mon tour ; mais le ciel ne permit pas que les choses en vinssent à ce point, et loin d’avoir soif de votre sang, mesdames, je ne demande pas mieux, tout vieux que je suis, que de verser le mien pour votre service ! »