Page:Tolstoï - Le Cadavre vivant.djvu/32

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À toutes ces questions, le drame de Tolstoï donne une réponse décisive, aussi imprévue, aussi simple et en même temps aussi paradoxale que toutes les maximes de cet apôtre humble et farouche. Oui, nous dit ce drame, tous les malheurs de l’amour sont créés ou suggérés par les préjugés sociaux, par la crainte de paraître ridicule, par la fausse morale sanguinaire, qui commande : « Tue-la », par les lois cruelles. Mais le sentiment de l’amour est essentiellement généreux, juste, équitable.

« Tu sais bien — dit Fédia à Pétouchkoff — que nous aimons les autres d’après le bien que nous leur faisons, et que nous les détestons pour le mal que nous leur faisons. » Dans la vie sentimentale ceci veut dire que nous aimons ceux auxquels notre présence, notre être fait du bien : en un mot, nous n’aimons que ceux qui nous aiment. L’amour est toujours réciproque. L’attraction ou la répulsion en amour, comme en chimie, est toujours égale des deux côtés, et celui qui remarque qu’il n’est pas ou n’est plus aimé doit, par la loi de la nature, s’éloigner tranquillement et céder sa place. Vouloir, par amour, imposer sa personne à un être qui en souffrirait est une absurdité contraire à la nature de l’amour. Quand Karénine et Sacha persuadent Fédia de retourner chez sa femme, le seul raisonnement de Fédia est que sa femme ne l’aime plus, et ne l’a jamais aimé. Il est tranquille parce qu’il est convaincu qu’il n’est pas aimé. Et de même Lisa, quand elle apprend que Fédia aime une tzigane, se détache aussitôt de lui : « Depuis que je sais qu’il a une autre femme près de lui — et que par conséquent il n’a plus besoin de moi — je suis libre. »

Et la jalousie, la soif de vengeance, la cruauté ? Elles n’existent pas chez l’homme naturel, car l’amour, par son essence, est un sentiment paisible et bienfaisant. On pourrait dire que tout le drame de Tolstoï est écrit pour démontrer la vérité des célébrés lignes du discours de Rousseau : « C’est donc une chose incontestable que l’amour même, ainsi que toutes les autres passions, n’a acquis que dans la société cette ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste aux hommes. »

Mais alors — dira-t-on — si Fédia n’agit que selon les lois de sa nature, de la nature, il n’est pas un héros, il devient un être quelconque, une unité de la foule. Oui telle a été en effet l’intention de Tolstoï, qui n’a pas voulu nous représenter une exception, une cime romantique, qui, par sa grandeur même n’eût rien prouvé. Tolstoï a voulu nous dire que l’abnégation, le sacrifice, voire l’héroïsme, sont des qualités innées à chacun de nous, que l’homme ordinaire est extraordinaire par sa bonté divine. Si Tolstoï avait voulu représenter en Fédia un être exceptionnel, un monstre du sacrifice, il n’aurait jamais commis la faute de lui faire aimer la jeune tzigane au moment où il se sacrifie pour le bonheur de sa femme. L’amour de Fédia pour Macha diminue singulièrement l’effet théâtral, la valeur de son sacrifice. Mais la nature de l’homme y gagne en valeur mystique. Lisa n’aime pas Fédia, et il s’en va ; Macha l’aime et il l’aime aussi. La vie est bonne, l’amour est généreux, le sacrifice est facile et le bonheur accessible à tous.

Mais, pour goûter ce bonheur simple et facile, Fédia doit renoncer à la société, tomber de toute la hauteur de l’échelle sociale, de sa position de maréchal de la noblesse jusqu’à l’état de vagabond, de bossiak sans profession et sans gîte. Et il ne faut pas croire que Fédia ne disparaît des rangs de la société que pour que sa femme puisse épouser Karénine. Non, cette déchéance a déjà commencé avant la rupture des époux, et elle n’en a peut-être pas été le résultat, mais la cause. Avant de simuler son suicide comme être vivant, Fédia commence son long suicide comme membre de la société, il devient, pour la deuxième fois, un cadavre, un cadavre social, mais aussi un cadavre vivant, parce que la vie réelle est dans l’homme concret et la mort inévitable est dans la société abstraite, tissée de mensonges et de fictions.

Considéré de ce peint de vue, le drame de Tolstoï devient profondément symbolique.

Fédia représente l’homme-individu, qui, déjà entré dans la voie du mensonge social — la première voie ouverte à chacun suivant l’expression de Fédia — se réveille soudain et conçoit la vilenie de ce mensonge. Il voudrait lutter, mais il est trop faible. « La seconde voie, dit-il à Pétouchkoff, c’est celle où l’on combat cette vilenie, mais, pour cela, il faut être un héros, je n’en suis pas un. » Non, il n’est pas un héros, il est l’homme ordinaire, l’homme tout-le-monde, il ne lui reste que la troisième voie, celle de l’oubli et de la fête. Mais, trop faible pour réformer le monde, il est assez fort pour se transformer lui-même, et, en effet, en dégringolant de l’échelle sociale, il devient, à chaque pas, plus sincère, plus naturel, plus fort. Et quand il atteint le bas de l’échelle et qu’il rencontre le juge d’instruction — cette personnification de la société aveugle, brutale, agressive — on conçoit de quel côté sont la vérité, la force morale, la beauté d’âme, lequel des deux — de l’homme naturel ou de la société — est le cadavre-vivant, et lequel est le vivant-cadavre.

Lisa, ainsi que Fédia, est un individu né pour le bonheur et la bonté, mais qui, entrée dans la voie du mensonge, ne conçoit pas sa vilenie et se laisse entraîner par le courant de la vie sociale. Et c’est pourquoi elle ne peut pas aimer Fédia et n’est pas aimée par lui. Et lorsqu’elle rencontre Karénine, le vertueux et l’ennuyeux Karénine, elle s’éprend de lui. Ils sont faits l’un pour l’autre. Ce sont, tous deux, des âmes passives, nées pour le bien, engourdis dans le mal. Au commencement du drame, ils sont aussi bons et généreux que Fédia, mais à chaque pas l’ombre les envahit. Quand le divorce est engagé, Karénine fait un geste abominable en offrant à Fédia de l’argent. Et quand Lisa apprend que Fédia est vivant, elle pousse un cri qui n’est pas d’un être humain, mais d’une bête sociale : « Oh ! que je le hais ! » Et, tout de suite, elle se reprend : « Je ne sais plus ce que je dis. » Mais en vain Lisa et Karénine se soumettent-ils aux lois sociales. La pieuvre, la société, le juge d’instruction, les atteindra en même temps que Fédia, les poursuivra sous le coup d’une même loi, parce que la société ne pardonne jamais à l’individu, à son ennemi éternel, fût-il actif ou passif.

Il y a, dans ce drame, encore un personnage symbolique, — la tzigane Macha, celle-là personnifiant la nature immaculée, la simplicité, la réalité pure. « Ce diamant brillera toujours et le rayon de soleil est en moi », — dit Fédia en pensant à elle. En effet Macha est le diamant, le soleil du drame. Et il est possible que, si Fédia avait rencontré Macha quand il était jeune, avant sa chute, cet amour l’aurait sauvé. Mais il est déjà trop avancé dans « la troisième voie ». Et Macha… est arrivée trop tard », — tel est le dernier cri de Fédia mourant. Et ce cri exprime l’idée tragique de l’œuvre. Macha arrive trop tard. L’amour de la vérité s’éveille en nous trop tard, quand nous axons déjà fini nos études, quand nous sommes liés par la famille, quand la société ennemie nous a déjà saisis, et il faut avancer si l’on ne veut pas tomber, comme Fédia, au rang des vagabonds. Tolstoï, lui-même, qui a suivi la deuxième voie — celle des héros — n’a trouvé la force de fuir le faux milieu social où il vivait et de devenir soi-même qu’au déclin de sa longue vie, à la veille de sa mort. « Et Macha… est arrivée trop tard… »

Il me reste à dire quelques mots du côté anecdotique de la pièce. L’intrigue du Cadavre vivant est empruntée à la vie réelle et les journaux russes ont divulgué le vrai nom du « cadavre » — un certain Guimer — et ont même publié son portrait. L’histoire s’est passée il y a quinze ans, à Moscou. Un petit fonctionnaire, aimant la débauche, a simulé le suicide pour libérer sa jeune femme et lui donner la possibilité d’épouser celui qu’elle aimait. Mais son amour de la boisson l’a emporté sur les autres sentiments. Le « cadavre » extorquait de l’argent au couple uni par lui. Il a fini par les dénoncer à la police. On a jugé Guimer et sa femme pour bigamie et on les a condamnés à la prison. C’est le président du tribunal, M. D…, qui a raconté l’histoire à Tolstoï. Plus tard, Guimer lui-même est venu à Tolstoï et lui a confessé sa vie.

Telle est la vérité, le document humain. Que prouve-t-il ? Rien. Le même document entre les mains de Hugo aurait donné naissance à une antithèse gigantesque entre le sacrifice et le chantage ; traité par un Zola il aurait prouvé qu’au fond chaque sacrifice tourne au chantage, Tolstoï en a tiré le Cadavre vivant.

Le mouvement de curiosité créé en Russie autour de ce drame est énorme. Il est monté simultanément au théâtre artistique à Moscou, aux deux théâtres impériaux de Moscou et de Saint-Pétersbourg et sur plusieurs scènes de province. Il est monté à Vienne, à Hofburg-Theatre. Quand le verrons-nous à Paris ?

N. Minsky.