Page:Tolstoï - Le Faux Coupon et autres contes.djvu/122

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si elle m’aimait. Il me suffisait de l’aimer. Tout ce que je craignais c’était que quelque chose ne vint gâter mon bonheur.

De retour à la maison, j’enlevai mon manteau ; je pensais pouvoir dormir, mais je vis bientôt que c’était absolument impossible. Je tenais à la main la plume de son éventail et son gant, qu’elle m’avait donné en partant, au moment où je l’aidais à monter en voiture après y avoir fait monter sa mère. Je regardais ces objets, et, sans fermer les yeux, je la voyais devant moi : tantôt au moment où, choisissant entre les deux cavaliers, elle devinait ma qualité, et j’entendais sa voix charmante disant : « La fierté. Oui ? » tandis qu’elle me tendait joyeusement la main ; tantôt je la voyais au souper, buvant à petites gorgées le champagne et me regardant en·dessous, de ses yeux caressants. Mais, plus nettement encore, je la voyais avec son père, quand gracieusement elle tournait autour de lui et avec orgueil et joie, tant pour soi-même que pour lui, regardait les spectateurs émerveillés ; et, malgré moi, je les unissais tous deux dans un même sentiment affectueux, attendri.

Je vivais à cette époque avec défunt mon frère. Mon frère, en général, n’aimait pas le monde et n’allait pas au bal ; et comme en ce moment il préparait ses examens de l’Université, il menait une vie très régulière. Il dormait. Je regardai sa tête enfouie dans l’oreiller et recouverte à demi par la couverture de laine, et j’eus pitié de lui ; pitié parce qu’il ne connaissait pas, n’éprouvait pas le bonheur que j’éprouvais. Notre valet, le serf Petroucha, qui était venu à ma rencontre avec la bougie, voulut m’aider