Page:Tolstoï - Le salut est en vous.djvu/330

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Ils restent deux ou trois semaines chez eux, où ils s’enivrent presque constamment.

Puis, au jour fixé, on les réunit, on les rassemble comme un troupeau, et on se met à leur apprendre les exercices militaires.

Les instructeurs sont des hommes comme eux, mais qui ont été trompés et abrutis il y a un an, ou deux, ou trois. Les moyens de les instruire sont le mensonge, l’abrutissement, les coups, l’eau-de-vie. Un an ne se passe pas avant que ces jeunes gens, sains de corps et d’âme, intelligents, bons, ne deviennent des êtres aussi sauvages que leurs instructeurs.

— Eh bien ! et si ton père, arrêté, voulait fuir, qu’est-ce que tu ferais ? demandais-je à un jeune soldat.

— Je le percerais de ma baïonnette, répondit-il, de cette voix stupide particulière aux soldats, — et, s’il « s’échappait », je devrais tirer dessus, ajouta-t-il, visiblement fier de savoir ce qu’il faudrait faire dans le cas où son père s’échapperait.

Alors, quand le bon garçon est descendu plus bas qu’un fauve, il devient ce qu’il doit être pour ceux qui l’emploient comme instrument de violence. Il est prêt : l’homme est perdu et un nouvel instrument de violence est forgé. Et tout cela est commis chaque automne, partout, dans toute la Russie, en plein jour, au milieu de la ville, au vu et au su de tous, et la tromperie est si habile que, tout en sachant au fond de leur âme toute son infamie, tous la redoutent et ne peuvent pas s’en affranchir.

Lorsque les yeux s’ouvrent sur ce mensonge terrible, on est étonné de voir les prédicateurs de la religion chrétienne, de la morale, les maîtres de la jeunesse, ou simplement les bons parents intelligents qu’on trouve