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Page:Tolstoï - Le salut est en vous.djvu/349

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lue des soldats. Combien cela est différent de cette assurance avec laquelle se promenaient toutes les autorités sur le quai et dans les salles de la gare ! Au fond, non seulement ils souffraient, mais encore ils hésitaient. D’ailleurs, leur ton assuré n’était que pour cacher leur hésitation intérieure. Et ce sentiment augmentait à mesure qu’on approchait du lieu de l’action.

Et si imperceptible que ce fût, si étrange que cela paraisse, tous ces jeunes soldats, qui semblaient si soumis, se trouvaient dans les mêmes dispositions d’esprit.

Ce ne sont plus les anciens soldats, qui ont abandonné la vie naturelle de travail et qui ont consacré toute leur existence à la débauche, à la rapine, au meurtre, comme les légionnaires romains ou les combattants de la guerre de Trente Ans, ou même les soldats plus récents qui avaient à accomplir vingt-cinq ans de service. Ceux d’aujourd’hui sont, pour la plupart, des hommes pris depuis peu à leurs familles, encore pleins du souvenir de la vie bonne, naturelle et rationnelle à laquelle ils ont été arrachés. Tous ces jeunes gens, paysans pour la plupart, savent ce qu’ils vont faire ; ils savent que les propriétaires exploitent toujours leurs frères les paysans et que, ici encore, le même fait est probable. En outre, le plus grand nombre d’entre eux sait déjà lire, et les livres qu’ils lisent ne sont pas toujours ceux qui font l’éloge du militarisme ; il y en a même qui démontrent toute son immoralité. Parmi eux se trouvent souvent des camarades libres-penseurs, des engagés volontaires et de jeunes officiers libéraux, et le grain du doute, sur la légitimité absolue et le mérite de ce qu’ils vont faire, est déjà semé dans leur conscience.

Il est vrai que tous ont passé par cette éducation habile, terrible, élaborée par des siècles, qui tue toute initiative, et qu’ils sont tellement habitués à l’obéissance