Aller au contenu

Page:Tolstoï - Quelle est ma vie ?.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ils les détournaient. J’avais envie d’engager la conversation avec l’un d’eux, et cependant je fus longtemps à m’y décider. Mais, quoique nous ne nous fussions pas encore parlé, nos regards nous avaient déjà rapprochés. Malgré toute la distance que la vie avait mise entre nous, dès que nos regards se furent rencontrés, nous sentîmes que tous les deux nous étions hommes, et nous n’eûmes plus peur l’un de l’autre. Plus près de moi se trouvait un homme à barbe roussâtre, au visage enflé ; ses épaules étaient recouvertes d’un caftan troué ; ses pieds nus étaient chaussés de galoches éculées. Et cependant il faisait un froid de huit degrés au-dessous de zéro. Pour la troisième ou la quatrième fois nos yeux se rencontrèrent et je me sentis si disposé à lui parler que ce n’était plus de lui adresser la parole que j’avais honte, mais de rester là sans rien dire. Je lui demandai de quel pays il était ? Il me répondit volontiers et se mit à causer avec moi ; les autres se rapprochèrent de nous. Il est de la province de Smolensk : il est venu chercher du travail pour acheter du pain et payer les impôts. « L’ouvrage manque, dit-il, les soldats ont tout accaparé. Et maintenant, je ne fais que vivoter ; par Dieu, voilà deux