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RÉSURRECTION

— Je l’ai tout à fait abandonné ! — lui répondit sèchement Nekhludov, pour qui la fausseté de ses flatteries était aussi visible, ce soir-là, que sa vieillesse, soigneusement cachée. Et il avait beau s’efforcer d’être aimable, tous ses efforts restaient inutiles.

— Mais c’est un crime ! Savez-vous que Répine lui-même m’a dit qu’il y avait chez notre ami un vrai talent ? — dit-elle en se tournant vers Kolossov et en lui désignant Nekhludov.

« Comment n’a-t-elle pas honte de mentir ainsi ! » songeait Nekhludov.

Cependant la vieille dame, lorsqu’elle eut constaté que Nekhludov n’était vraiment pas en train, et qu’il n’y avait pas à espérer de pouvoir causer agréablement avec lui, se rejeta de nouveau sur Kolossov. Elle lui demanda son opinion sur une pièce nouvelle qu’on venait de jouer. Elle la lui demanda d’un ton qui semblait dire que son opinion trancherait aussitôt tous les doutes, et que chacune de ses paroles aurait la valeur d’un oracle.

Kolossov fut très dur pour la pièce nouvelle, et profita de cette occasion pour exposer toutes ses idées sur l’art. La princesse Sophie Vassilievna se montrait, comme toujours, effarée de la justesse de ses observations ; si parfois elle se risquait à défendre l’auteur de la pièce, ce n’était que pour s’avouer vaincue dès l’instant suivant, ou pour trouver un juste milieu. Et Nekhludov regardait et écoutait ; et ce qu’il voyait et ce qu’il entendait différait tout à fait de ce qui se passait devant lui.

Regardant et écoutant tour à tour la vieille dame et Kolossov, Nekhludov constatait d’abord que ces deux personnes n’avaient rien à faire avec la pièce dont elles parlaient, qu’elles n’avaient rien à faire l’une avec l’autre, et que leur conversation avait simplement pour objet de satisfaire un besoin physique : le besoin d’activer la digestion en remuant les muscles de la langue et du gosier. Il constatait ensuite que Kolossov, ayant bu de l’eau-de-vie, du vin, du café et de la liqueur, était un peu ivre : ivre non pas à la façon des gens qui n’ont pas l’habitude de boire, mais à la façon de ceux qui boivent régulière-