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CHAPITRE X


I


La nuit qui avait suivi sa condamnation, la Maslova, brisée de fatigue, avait dormi d’un sommeil de plomb ; mais la seconde nuit, au contraire, elle ne put dormir. Seule éveillée dans toute la salle, elle restait étendue sur son lit, les yeux grands ouverts, et songeant.

Elle songeait que, pour rien au monde, elle ne consentirait à se marier avec un forçat quand elle serait dans l’île de Sakhaline, où on lui avait dit qu’elle serait sans doute transportée. À tout prix elle s’arrangerait pour empêcher cela. Elle essaierait de se marier avec un inspecteur, ou un greffier, fût-ce même avec un gardien. « Tous ces gens-là sont faciles à séduire ! — se disait-elle. — Pourvu seulement que je ne maigrisse pas trop, car alors je serais perdue ! »

Elle se rappelait la façon dont l’avaient regardée les avocats, le président, les jurés, et comment, sur son passage à travers la ville, tous les hommes avaient eu pour elle des yeux pleins de désir. Elle se rappelait que son amie Claire, étant venue la voir en prison, lui avait raconté qu’un étudiant, son client préféré, avait été désolé de ne plus la retrouver chez Mme Kitaïev. Elle pensait à tous les hommes qui l’avaient aimée, à tous, sauf à Nekhludov.

À son enfance et à sa jeunesse, mais surtout à son amour pour Nekhludov, jamais elle ne pensait. C’étaient pour elle des souvenirs trop pénibles, qu’elle avait enfouis quelque part au fond de son cœur, pour n’y plus