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RÉSURRECTION

homme d’un accent désespéré. — Est-ce que nous avons mérité d’être ici ?

— Silence ! cria un gardien.

Et le petit homme se tut.

— Est-ce possible ? — continuait à se demander à lui-même Nekhludov, en poursuivant son chemin le long du corridor, pendant que des centaines d’yeux l’épiaient sur son passage.

— Mais cela ne devrait pas être permis de garder ainsi en prison des innocents ! — dit-il à son compagnon quand ils furent sortis du corridor.

— Que voulez-vous faire ? Et puis, vous savez ces gens-là mentent beaucoup ! À les entendre, ils sont tous innocents !

— Mais enfin, ceux-là, ils sont vraiment innocents ?

— Oui, admettons-le pour ceux-là. Mais c’est une espèce extrêmement dépravée ; sans sévérité, on n’en ferait rien. C’est que nous en avons, ici, des vauriens terribles, qui ne demanderaient qu’à se jeter sur nous ! Ainsi, hier, on a été obligé d’en punir deux.

— Comment, de les punir ?

— En les fouettant de verges, par ordre supérieur !

— Je croyais que les punitions corporelles étaient défendues !

— Pas pour les prisonniers privés de leurs droits ! Pour ceux-là, on n’a pas pu les supprimer.

Nekhludov se rappela alors la scène à laquelle il avait assisté la veille, dans la grande salle. Il comprit que, pendant qu’il attendait l’inspecteur, on avait procédé à la « punition ». Et il éprouva plus vivement encore qu’il n’avait fait jusque-là ce mélange de curiosité, de tristesse, d’étonnement, de honte, et d’une répugnance qui allait presque jusqu’à la nausée.

Sans écouter le sous-directeur et sans regarder autour de lui, il courut vers le bureau. Le directeur s’y trouvait ; mais il avait été si occupé qu’il avait oublié de faire appeler la Bogodouchovska.

Il ne se souvint de sa promesse qu’en voyant entrer Nekhludov.