Page:Tolstoï - Résurrection, trad. Wyzewa, 1900.djvu/543

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durant des années dans l’oisiveté, loin de la nature, de la famille, du travail, c’est-à-dire en dehors de toutes les conditions normales de la vie humaine.

En second lieu, Nekhludov avait l’impression que ces hommes, dans les prisons, étapes, etc., se voyaient soumis à toute une série d’humiliations, — chaînes aux pieds, menottes, tête rasée, costume de prison, — qui n’avaient d’autre objet que de détruire en eux ce qui constitue les principaux mobiles de la vie morale pour la grande moyenne des hommes, c’est-à-dire le souci du respect d’autrui, la honte, le sentiment de la dignité humaine.

En troisième lieu, Nekhludov avait l’impression qu’en exposant ces hommes à un danger constant de maladie ou de mort on les plaçait dans cette disposition d’esprit où l’homme le meilleur et le plus moral se trouve porté, par l’instinct de conservation, à commettre et à justifier les actes les plus cruels et les plus immoraux.

En quatrième lieu, Nekhludov avait l’impression qu’en obligeant ces hommes à ne subir jour et nuit d’autre compagnie que celle d’êtres foncièrement dépravés, — assassins, voleurs, incendiaires, — on les obligeait à subir eux-mêmes l’épidémie de cette dépravation.

Et Nekhludov se disait encore que, en traitant ces hommes comme on le faisait, en se livrant à leur égard à toutes sortes de mesures monstrueuses, en séparant les parents des enfants et les maris des femmes, en offrant une prime à la dénonciation, etc., c’était comme si l’on eût cherché à prouver à ces hommes que toutes les formes de la violence, de la cruauté, de la bestialité, non seulement n’étaient pas défendues, mais étaient même recommandées par la loi, quand elles rapportaient un profit : d’où ressortait la conclusion que toutes ces choses étaient tout particulièrement permises à des hommes privés de leur liberté, et se trouvant dans le pire dénûment.


« On dirait, en vérité, songeait Nekhludov, que cet ensemble de mesures a été inventé à dessein pour pro-