Page:Tolstoï - Résurrection, trad. Wyzewa, 1900.djvu/545

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ture morale, les intellectuels qui glorifiaient et prêchaient les doctrines de Nietzsche.

Et Nekhludov lisait bien, dans les livres, que cet ensemble de mesures dont il voyait la conséquence trouvait sa justification dans la nécessité où l’on était d’écarter de la société certains membres dangereux, ou encore de les effrayer, ou encore de les corriger. Mais rien de tout cela n’avait aucun rapport avec la réalité. Au lieu d’écarter de la société les membres dangereux, on ne faisait qu’y propager la dépravation. Au lieu d’effrayer ces membres, on ne faisait que les encourager, en leur donnant l’exemple de la cruauté et de l’immoralité, et d’ailleurs en leur assurant une vie de paresse et de débauche qui leur plaisait assez pour qu’une foule de vagabonds sollicitassent comme une faveur d’être mis en prison. Au lieu de corriger ces membres dangereux, on ne faisait que les contaminer, systématiquement, de tous les vices.


« Mais alors, pourquoi fait-on tout cela ? » se demandait Nekhludov, et il ne trouvait toujours pas de réponse.

Et ce qui l’étonnait le plus, c’est que tout cela ne se faisait point d’une manière provisoire, par suite d’un malentendu, mais se faisait d’une manière continue et réfléchie, et depuis de longs siècles, avec cette seule différence que, jadis, on arrachait les narines aux prisonniers et qu’on les conduisait sur des radeaux, tandis qu’à présent on leur mettait des menottes, on leur crevait les yeux à coups de poings, et on les faisait voyager en bateau à vapeur.

Nekhludov trouvait aussi des auteurs pour lui dire que les mesures qui l’indignaient résultaient simplement de l’insuffisance des lieux de détention, et d’une mauvaise organisation qui n’allait point tarder à être améliorée. Mais cette réponse-là non plus ne le satisfaisait point : car il sentait trop que le mal qui le révoltait ne dépendait pas seulement de l’insuffisance du nombre des prisons, ni de tel ou tel défaut d’organisation. L’expérience lui prouvait que ce mal grandissait d’année