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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/127

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et me regardait : Qui vive ? cria-t-elle. — Je ne répondis pas. — Qui vive ? répéta-t-elle. Je ne répondis pas. — Qui vive ? cria-t-elle pour la troisième fois, et je me mis à courir. Je sautai dans l’eau, grimpai sur l’autre bord et filai.

« Pendant toute la nuit, je courus en suivant la route ; mais, lorsque parut le jour, j’eus peur d’être reconnu et je me cachai dans un grand champ de seigle. Là, je me mis à genoux, je joignis les mains et je remerciai notre Père céleste de m’avoir sauvé ; après quoi, je m’endormis avec un sentiment de paix.

« Je m’éveillai vers le soir et me remis en route. Tout à coup, je fus rattrapé par un grand chariot allemand, attelé de deux chevaux moreaux. Sur le siège était un homme bien vêtu qui fumait sa pipe. Il me regarda. Je ralentis, pour laisser le chariot me dépasser ; le chariot ralentit aussi et l’homme me regarda. Je pressai le pas ; le chariot alla plus vite et l’homme me regarda. Je m’assis au bord du chemin ; l’homme arrêta ses chevaux et me regarda. Jeune homme, dit-il, où allez-vous si tard ? — Je dis : Je vais à Francfort. — Montez dans mon chariot ; il y a de la place et je vous conduirai… Pourquoi n’avez-vous pas de bagage ? Pourquoi votre barbe n’est-elle pas faite et vos habits sont-ils pleins de boue ? me dit-il quand je fus assis à côté de lui. — Je suis un pauvre homme, dis-je ; je voudrais me louer dans une fabrique. Il y a de la boue à mes habits parce que je suis tombé sur la route. — Vous mentez, jeune homme ; la route est sèche.

« Je gardai le silence.

« Dites-moi toute la vérité, me dit le brave homme. Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? Votre figure me plaît, et, si vous êtes un honnête homme, je vous aiderai.

« Je lui racontai tout. Il dit : C’est bon, jeune homme. Venez à ma corderie, je vous donnerai de l’ouvrage et vous demeurerez chez moi.

« Et je dis : Bien.