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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/130

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Karl ? dit-elle en me regardant, et elle devint toute pâle et se mit… à… trem… bler… — Oui, je l’ai vu, dis-je sans oser lever mes yeux sur elle. Mon cœur me sautait dans la poitrine. — Mon Karl est vivant ! dit maman. Dieu soit loué ! Où est-il, mon bon Karl ? Je mourrais tranquille si je pouvais le revoir une seule fois, mon fils bien-aimé ; mais Dieu ne le veut pas. — Elle se mit à pleurer… Je ne pus le supporter… Maman ! criai-je, je suis votre Karl ! — Et elle tomba dans mes bras. »

Karl Ivanovitch ferma les yeux et ses lèvres tremblèrent.

« Maman ! je suis votre Karl ! — Et elle tomba dans mes bras, répéta-t-il en se calmant un peu et en essuyant de grosses larmes qui roulaient le long de ses joues.

« Mais Dieu, reprit-il, ne permit pas que je terminasse mes jours dans ma patrie. Le malheur me poursuivait partout. Je ne vécus dans ma patrie que trois mois. Un dimanche, j’étais au café, je buvais un cruchon de bière en fumant ma pipe et je parlais politique avec mes connaissances ; on parlait de l’empereur François, de Napoléon, de la guerre, et chacun donnait son avis. Près de nous était assis un monsieur en paletot gris, que nous ne connaissions pas. Il prenait du café, fumait sa pipe et ne disait rien. Quand le veilleur cria : Dix heures ! je pris mon chapeau, je payai et je retournai à la maison. Au milieu de la nuit, on frappe à ma porte. Je m’éveille et je dis : Qui est là ? — Ouvrez ! — Je dis : Dites qui est là et j’ouvrirai. — Ouvrez au nom de la loi ! dit une voix derrière la porte. — J’ouvre. Il y avait derrière la porte deux soldats avec leurs fusils, et je vois entrer l’inconnu en paletot gris qui était près de nous au café. C’était un espion ! Suivez-moi ! dit l’espion. — Bien, dis-je… — Je mis mes bottes et mon pantalon et j’allais et venais dans la chambre en mettant mes bretelles. Ça me bouillait dans le cœur. Je me disais : Coquin, va ! — Quand je me trouvai près du mur où était accroché mon sabre, je l’empoignai et je dis : Tu es un espion ; défends-toi ! — Je lui allonge un