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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/171

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Tant que le corps de grand’mère fut dans la maison, j’éprouvai l’impression pénible que cause la peur de la mort. Je veux dire que ce cadavre me rappelait avec une insistance désagréable qu’il faudrait aussi mourir un jour, et c’est une idée que nous sommes accoutumés à associer à un sentiment de tristesse. Je ne regrettais pas grand’mère ; à peu près personne ne la regrettait sincèrement. La maison avait beau être pleine de visites en deuil, personne n’avait de chagrin, à l’exception d’un seul être, dont le désespoir violent me frappa plus que je ne saurais l’exprimer. Cet être, c’était Gacha, la femme de chambre. Elle alla s’enfermer dans le grenier et là, pleurant sans discontinuer, elle se maudissait, s’arrachait les cheveux et s’écriait, sans vouloir rien écouter, que la mort seule pouvait la consoler de la perte de sa chère maîtresse.

Je répète qu’en matière de sentiment le manque de logique est la meilleure preuve de sincérité.

Grand’mère n’est plus, mais son souvenir est encore vivant dans la maison et elle y est l’objet de commentaires variés. Ces commentaires ont principalement pour objet le testament qu’elle a fait avant de mourir et que personne ne connaît, à l’exception du prince Ivan Ivanovitch, son exécuteur testamentaire. Je remarque une certaine émotion parmi les gens de grand’mère et je les entends souvent discuter ce qu’elle aura laissé à chacun. J’avoue qu’involontairement je pense avec satisfaction que nous allons hériter.

Au bout de six semaines, Kolia, la gazette ordinaire de la maison, me raconta que grand’mère laissait sa fortune à Lioubotchka et qu’elle lui donnait pour tuteur, jusqu’à son mariage, non point papa, mais le prince Ivan Ivanovitch.