Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/176

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— Très sérieusement, répliquai-je ; je vais vous le démontrer. Pourquoi est-ce que, tous tant que nous sommes, nous nous aimons plus que les autres ? Parce que nous pensons que nous valons mieux qu’eux, que nous sommes plus dignes d’affection. Si nous trouvions les autres meilleurs que nous, nous les aimerions plus que nous-mêmes, ce qui n’arrive jamais. Il me semble que j’ai raison, » ajoutai-je avec un sourire de triomphe involontaire.

Nékhlioudof garda un instant le silence.

« Je ne vous aurais jamais cru si intelligent ! » dit-il enfin avec un sourire si bon et si aimable, que je me sentis soudain parfaitement heureux.

La louange agit si fortement, non seulement sur les sentiments de l’homme, mais sur son esprit, qu’il me sembla tout à coup avoir grandi considérablement en intelligence et que les idées m’arrivèrent en foule avec une rapidité inaccoutumée. De l’amour-propre, nous en vînmes insensiblement à parler de l’amour, et ce nous fut un thème inépuisable. Nos discours devaient paraître absurdes aux simples auditeurs, tant ils étaient confus et nos idées étroites. Pour nous, ils avaient une haute portée. Nos âmes étaient si bien en harmonie, qu’il suffisait de toucher une corde quelconque chez l’un de nous pour éveiller un écho chez l’autre. Nous jouissions de sentir toutes les cordes que nous effleurions dans la conversation vibrer à l’unisson. Il nous semblait que nous n’aurions jamais assez de temps ni assez de paroles pour échanger toutes les idées qui demandaient à sortir.

À dater de ce jour, des relations assez bizarres, mais extrêmement agréables, s’établirent entre moi et Dmitri Nékhlioudof. En public, il ne faisait aucune attention à moi ; dès que nous étions seuls, nous allions nous installer dans un bon petit coin et nous commencions à discuter, oubliant le monde entier et ne nous apercevant pas de la fuite du temps.