Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/190

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papa, dans les derniers temps, un changement qui m’étonnait beaucoup. Il s’était fait faire un costume à la mode : frac olive, pantalons à sous-pieds, redingote-pardessus longue (il était très bien avec sa redingote), et, quand il allait dans le monde, il sentait très bon, surtout quand il allait chez une certaine dame dont Mimi ne parlait qu’avec de grands soupirs et en faisant des figures qui signifiaient clairement : « Pauvres orphelins ! malheureuse passion ! Il est heureux qu’elle ne soit pas là ! » Je savais par Kolia (papa ne nous parlait jamais de ces choses-là) qu’il avait été particulièrement heureux au jeu cet hiver. Il avait gagné une somme énorme, qu’il avait placée en bons du Mont-de-piété, et il était décidé à ne plus jouer de tout le printemps. C’était probablement la crainte de ne pas pouvoir se retenir qui lui donnait si grande envie de partir le plus tôt possible pour la campagne. Il avait même résolu de s’en aller aussitôt Pâques à Petrovskoë, avec les filles, sans attendre mon entrée à l’Université. Je devais aller le rejoindre plus tard avec Volodia.

Pendant tout cet hiver, Volodia et Doubkof furent inséparables (il commençait à y avoir du froid entre eux et Dmitri). Leurs grands plaisirs, autant que je pouvais le deviner par les bouts de conversation que j’entendais, consistaient à boire énormément de Champagne, à passer en traîneau sous les fenêtres d’une demoiselle dont ils étaient tous les deux amoureux et à se faire vis-à-vis dans de vrais bals — pas des bals d’enfants. Cette dernière circonstance nous séparait beaucoup, mon frère et moi. Nous avions de l’affection l’un pour l’autre, mais il y a une trop grande distance entre un écolier qui prend encore des leçons et un jeune homme qui va aux vrais bals : nous ne pouvions pas nous résoudre à échanger nos idées.

Catherine était tout à fait grande fille et lisait beaucoup de romans. L’idée qu’elle se marierait peut-être bientôt ne me paraissait plus une plaisanterie. Bien que Volodia, de son côté, fût tout à fait un jeune homme, ils ne s’entendaient