Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/213

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impossible, sous quelque aspect que j’envisageasse Dmitri, de ne pas le trouver parfait. Il y avait en lui deux hommes différents, que j’admirais également. L’un de ces hommes, que j’aimais passionnément, était bon, doux, caressant, gai et savait combien il était aimable. Quand Dmitri était cet homme-là, toute sa personne, tous ses mouvements et jusqu’au son de sa voix disaient : « Je suis bon et vertueux, j’en jouis et je jouis de ce que vous tous pouvez le voir. » L’autre Dmitri, que je commençais seulement à connaître et devant la noblesse de qui je m’inclinais, était froid, sévère pour lui et pour les autres, orgueilleux, religieux jusqu’au fanatisme et d’une vertu pédante. Il était en ce moment cet autre homme.

Dès que nous fûmes en voiture, je lui dis, avec la franchise qui était la condition indispensable de notre liaison, qu’il m’était triste et pénible, un jour où j’étais si heureux, de le voir dans une disposition d’esprit qui m’était si fâcheuse.

« Je suis sûr que quelque chose vous a troublé. Pourquoi ne me le dites-vous pas ? demandai-je.

— Nicolas ! répondit-il sans se hâter, en étirant nerveusement sa tête et en clignant des yeux. Si je vous ai donné ma parole de ne rien vous cacher, vous n’avez pas le droit de me soupçonner de cachotteries. Il est impossible d’être toujours le même, et, si quelque chose m’a troublé, je ne sais pas moi-même quoi. »

« Quelle nature franche et droite ! » pensai-je, et je ne lui parlai plus.

Nous arrivâmes sans rien dire chez Doubkof. L’appartement de Doubkof était, ou me paraissait, une merveille de beauté. Partout des tapis, des tableaux, des rideaux, des tentures aux couleurs vives, des portraits, des fauteuils arrondis, des voltaires ; sur les murs, des armes, des pistolets, des blagues à tabac et des têtes d’animaux sauvages en carton. En voyant le cabinet, je compris sur qui Volodia copiait l’arrangement de sa chambre.