Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/222

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cherchai pas à le dissimuler. Iline avait été reçu en même temps que moi. J’étais si accoutumé à le regarder de mon haut, et il était si accoutumé à penser que c’était mon droit, qu’il m’était un peu désagréable de le voir étudiant tout comme moi. Il me sembla que lui-même se sentait gêné de cette égalité. Je lui dis bonjour froidement et donnai l’ordre d’atteler, sans les inviter à s’asseoir, car il me semblait qu’ils pourraient bien s’asseoir tout seuls. Iline était un bon et brave garçon, point du tout sot, mais il avait ce qu’on appelle un grain ; il était toujours, sans cause aucune, dans des états violents : tantôt pleurnichant, tantôt riant à propos de tout, tantôt se froissant de tout ; en ce moment, c’était cette dernière disposition qui prévalait. Il ne disait rien, nous regardait, son père et moi, d’un air furieux et se contentait, quand on lui parlait, de sourire de son sourire humble et contraint ; il était déjà habitué à cacher sous ce sourire tous ses sentiments, en particulier la honte que lui inspirait son père et qu’il ne pouvait pas ne pas éprouver devant nous.

« Comme ça, Nicolas Pétrovitch, dit le vieux en me suivant dans la chambre pendant que je m’habillais et en tournant lentement entre ses gros doigts, avec une nuance de respect, la tabatière d’argent que lui avait donnée ma grand’mère, dès que j’ai appris par mon fils comme vous aviez passé brillamment — tout le monde sait votre intelligence — je suis accouru vous faire mon compliment, mon petit père. Je vous ai porté sur mon dos, dans le temps, et Dieu sait que je vous aime tous comme si vous étiez ma famille. Et voilà mon Iline : il demande toujours à venir chez vous. Lui aussi, il est habitué à vous. »

Pendant ce discours, Iline s’était assis sur la fenêtre et avait l’air de contempler mon tricorne, mais il marmottait quelque chose entre ses dents d’un ton irrité.

« Je voulais aussi vous demander, Nicolas Pétrovitch, poursuivit le vieux, si mon Iline a bien passé. Il dit qu’il