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Page:Tolstoï - Souvenirs.djvu/226

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« Mon cher Nicolas ». J’étais étonné de la retrouver encore plus simple, plus gentille et plus familière, après un séjour à l’étranger. Je découvris deux petites cicatrices, l’une près du nez, l’autre au sourcil, mais ses admirables yeux et son sourire étaient exactement comme dans mes souvenirs et toujours aussi brillants.

« Comme vous avez changé ! dit-elle ; vous voilà tout à fait grand. Et moi, me trouvez-vous très changée ?

— Je ne vous aurais pas reconnue, » répondis-je, bien que je fusse justement en train de penser que je l’aurais toujours reconnue. Je me sentais de nouveau dans cet état de gaieté insouciante où je m’étais trouvé cinq ans auparavant, en dansant le grand’père avec elle au bal de grand’mère.

« J’ai beaucoup enlaidi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en secouant la tête.

— Mais non, pas du tout, me hâtai-je de répondre. Vous avez un peu grandi, vous avez pris des années, mais au contraire… je trouve même…

— Bon ; cela ne fait rien. Vous rappelez-vous nos danses, nos jeux, et Saint-Jérôme, et Mme Dorat (je n’avais pas connu de Mme Dorat ; évidemment, elle était entraînée par le plaisir des souvenirs d’enfance et elle confondait). Ah ! quel bon temps ! » continua-t-elle avec son vieux sourire, encore plus joli que dans mes souvenirs, et son même regard lumineux.

Tandis qu’elle parlait, j’eus le temps de réfléchir à la situation où je me trouvais et de décider avec moi-même que j’étais amoureux. À peine eus-je pris cette résolution, qu’à la minute même mon heureuse insouciance s’envola ; une sorte de brouillard me déroba la vue de tous les objets, même de ses yeux et de son sourire ; je me sentis honteux, je rougis et perdis la faculté de parler.

« Les temps sont changés, poursuivit-elle en soupirant et en soulevant légèrement les sourcils. Tout est devenu